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mal nos sensibles Parisiennes, l’on aurait tort d’inférer qu’elles sont cruelles et manquent de tendresse d’ame : cela ne les empêche pas d’être bonnes, simples de cœur, et compatissantes aux malheureux ; mais l’habitude est tout, et le côté sanglant des courses, qui frappe le plus les étrangers, est ce qui occupe le moins les Espagnols, attentifs à la valeur des coups et à l’adresse déployés par les toreros, qui ne courent pas de si grands risques que l’on pourrait se l’imaginer d’abord.

Il n’était encore que deux heures, et le soleil inondait d’un déluge de feu tout le côté des gradins sur lesquels nous étions assis. Comme nous portions envie aux privilégiés qui se rafraichissaient dans le bain d’ombre projeté par les loges supérieures ! Après avoir fait trente lieues à cheval dans la montagne, rester toute une journée sous un soleil d’Afrique, par une chaleur de 38 degrés, voilà qui est un peu beau de la part d’un pauvre critique qui, cette fois, avait payé sa place et ne voulait pas la perdre.

Les asientos de sombra (places à l’ombre) nous lançaient toutes sortes de sarcasmes ; ils nous envoyaient les marchands d’eau pour nous arroser et nous empêcher de prendre feu ; ils nous priaient d’allumer leurs cigarres aux charbons de notre nez, et nous faisaient proposer un peu d’huile pour compléter la friture. Nous répondions tant bien que mal, et quand l’ombre, en tournant avec l’heure, livrait l’un d’eux aux morsures du soleil, c’étaient des éclats de rire et des bravos sans fin.

Grace à quelques potées d’eau, à plusieurs douzaines d’oranges et à deux éventails toujours en mouvement, nous nous préservâmes de l’incendie, et nous n’étions pas encore cuits tout-à-fait, ni frappés d’apoplexie, lorsque les musiciens vinrent s’asseoir dans leur tribune et que le piquet de cavalerie se mit en devoir de faire évacuer l’arène, fourmillante de muchachos et de mozos, qui se fondirent je ne sais comment dans la masse générale, quoiqu’il n’y eût pas mathématiquement de quoi placer une personne de plus ; mais la foule en certaines circonstances est d’une élasticité merveilleuse.

Un immense soupir de satisfaction s’exhala de ces quinze mille poitrines soulagées du poids de l’attente. Les membres de l’ayuntamiento furent salués d’applaudissemens frénétiques, et, lorsqu’ils entrèrent dans leur loge, l’orchestre se mit à jouer les airs nationaux, Yo que soy contrabandista, la marche de Riego, que toute l’assemblée chantait simultanément, en battant des mains et en frappant des pieds.