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LES FEMMES POÈTES.

sol n’a point ces teintes vigoureuses que donne le soleil du midi. Cependant je conçois que dans leur nudité même elles offrent un genre d’attraits, et qu’un poète qui voit le jour se lever à leur horizon de l’impériale d’une voiture puisse encore éprouver du bonheur. Mais, parce qu’on peut comprendre et sentir le charme de la réalité, faut-il fermer son ame à celui du mensonge ? Si les plaines de Brie me plaisaient sans prisme entre elles et mes regards, vues à travers la douce folie de Lysis, elles ne m’en plairont que davantage. Des fleurs aux formes bizarres et aux riantes couleurs sortiront du sol que parsemaient de loin en loin quelques touffes d’herbe rare et triste ; là se plaindra un ruisseau, là des arbres chargés de fruits s’élèveront derrière des haies vives. Je verrai des moutons qui ne me feront pas penser au boucher, et des bergères qui ne me feront songer qu’aux amours. Le malheur de ces enchantemens, c’est qu’ils nous procurent un plaisir qui s’évanouit vite, et qui, semblable à tous les plaisirs que la seule nature n’a point produits, laissent une sorte de malaise et de regret dans le cœur. Aussi ne demanderai-je pas qu’on mette les idylles de Fontenelle comme celles de Théocrite et de Virgile au nombre des sources les plus limpides et les plus pures où l’on doive puiser des jouissances poétiques ; mais je crois qu’elles ont une place dans le domaine si vaste de l’art, et qu’il est permis au rêveur d’aller quelquefois les visiter.

Gessner est, en définitive, un Allemand, quoique l’immense popularité de ses œuvres en fasse un des personnages obligés de notre histoire littéraire. Comme Allemand, il eut un sentiment de la nature puissant et vrai que les influences subies au siècle dernier par sa patrie ne parvinrent pas à étouffer. On est beaucoup trop porté à confondre ses petits poèmes avec ceux de Florian. Dans Florian comme dans Fontenelle, c’est encore le Lignon qui murmure, le Lignon que le roman a pris au monde réel, pour en faire un fleuve presque aussi fabuleux que celui du Tendre. Chez Gessner, on trouve l’étang que nous avons tous vu, l’étang qui est au bout de la prairie, derrière les saules, l’étang d’où s’échappent tant de croassemens bizarres dans les soirées d’été, et qui ressemble, l’hiver, à un miroir, quand les rayons de la lune tombent sur sa surface durcie. Gessner, s’il ne rappelle pas Florian, ne rappelle point pour cela Théocrite, qu’il eut cependant la prétention d’imiter. Les Muses de Sicile qu’il invoquait comme Virgile n’ont point voulu faire un pèlerinage sur les rives du Rhin ; il a pris à l’antiquité quelques-uns de ses noms, mais il n’a reproduit ni ses mœurs, ni l’aspect de ses campagnes.