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oserait parler des lutins et des fées après Shakspeare, qui a chanté Titania ; après Nodier, qui a conté les aventures du lutin d’Argail ?

Tel est dans ses aspects fantastiques et variés ce monde de la diablerie, qui s’est évanoui devant les clartés de notre âge, comme ces palais de Morgane qui disparaissaient aux rayons du jour. Banni du ciel par la colère de Dieu, banni de la terre par le scepticisme des hommes, Satan s’est replongé dans ses ténèbres, et cependant nous pouvons dire encore, comme au temps de Salvien : ubique dæmon, car son souvenir est partout, dans le conte populaire, dans la poésie, dans l’art. On lit dans les légendes qu’avant de disparaître du monde, il a voulu laisser parmi les hommes des traces de son passage, et qu’il a élevé, comme Cécrops, des monumens impérissables pour sauver sa mémoire. En Angleterre, il a bâti l’abbaye de Crowland ; en Allemagne, il a tracé le plan de la cathédrale de Cologne. Enfans d’un siècle où l’enfer même est mis en question, nous ne nous inquiétons guère de cet invisible ennemi qui sera peut-être un jour notre maître à tous ; et si son nom redouté revient sans cesse sur nos lèvres, c’est qu’il s’est réfugié dans le langage familier, comme les dieux détrônés du paganisme s’étaient réfugiés dans la poésie. Le mot Dieu, ce mot sacré, ne s’échappe de notre bouche qu’aux heures solennelles, dans les grands dangers, dans les grandes douleurs, au dernier moment, et le plus souvent comme un blasphème. Le mot diable, au contraire, s’en échappe à tout propos, et, tour à tour exclamation, terme de comparaison, adverbe ou substantif, il nous rappelle tout le passé du démon par des locutions familières qui courent le monde. Ouvrons ces vieux livres qu’on cite sans les lire, son nom est à toutes les pages. Les pères et les docteurs, tous les anges de l’école, lui consacrent au moins un chapitre, et sa psychologie est comme l’appendice de la théodicée. Proclus et les Alexandrins traitent de sa substance, Psellus de ses opérations mystérieuses, saint Thomas de sa destinée tout entière ; Torquemada, Michaelis, Maidonat, de sa méchanceté et de ses ruses ; Pierre de Lancre, de son inconstance. Au XVIIe siècle, l’Anglais Jean Dee lègue à la bibliothèque d’Oxford l’histoire de ses conférences avec les esprits infernaux ; Jacques Ier d’Angleterre oublie, pour s’occuper des états de Satan, les soins de son propre royaume ; Delrio et les inquisiteurs qui font brûler les sorciers en confirmation de leurs syllogismes, déclarent que nier le diable, c’est douter de Dieu, et ces jurisconsultes démoniaques, ces procureurs-généraux de Beelzébuth, comme les appelle Voltaire, rédigent le droit coutumier de l’enfer. La philosophie elle-même, lorsqu’elle s’élève aux dernières hauteurs, s’inquiète encore du démon, et Leibnitz lui donne une page dans la Théodicée.

Sur le théâtre obscène et mystique de nos pères, Satan partage avec les empereurs romains, les saints et la Vierge, les honneurs de la scène, et, chose singulière, qui cache peut-être un ironique blasphème, le plus souvent il a les grands emplois. Sa haine est le nœud de l’action comme l’amour est le nœud de la tragédie classique, tandis que Dieu, réduit au rôle de figurant, reste étranger à la mêlée dramatique, pareil à ces dieux de l’Olympe qui assis-