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les richesses du clergé, le diable, en diplomate habile, avait deviné que ce clergé, devenu ambitieux, perdrait en vertu tout ce qu’il gagnerait en aumônes, en héritages, en puissance, et que le servir dans ses intérêts temporels, c’était tout profit pour l’enfer.

Lorsqu’il punit les vivans, Satan emprunte aux lois humaines la forme de leurs supplices. Le bourreau pend les coupables par le col, jusqu’à ce que mort soit parfaite ; Satan les étrangle. Dans l’autre monde, les punitions qu’il inflige aux morts sont bien autrement redoutables, Dieu l’ayant investi pour la torture d’une puissance infinie. Je ne rapporterai point ici les ingénieuses cruautés des démons dans la vallée des larmes éternelles. Dante les a chantées. Il a sondé avec l’œil du rêve les cercles de l’empire infernal ; il a vu Lucifer, monstre à trois têtes, étreindre dans sa triple gueule les plus grands pécheurs de l’antiquité païenne et du monde chrétien, Cassius, Brutus et Judas, les ingrats et les traîtres ; il a vu les sujets de ce roi sombre déchirer à coups de dents les damnés, comme le chat déchire la souris qu’il tient sous sa griffe, ou les enfoncer à coups de fourches dans les flots d’un bitume brûlant, et, glacé par ce spectacle terrible, le Florentin est resté quelque temps comme jeté en dehors de la mort et de la vie. Passons vite, admirons et tremblons. Quand le poète chante, le collecteur de textes et de notes doit écouter et se taire.

Dans le moyen-âge cependant l’ironie est toujours à côté des grandes choses ; auprès de l’enfer de Dante, il y a l’enfer des trouvères. Sous la plume de ces conteurs cyniques, Satan a dépouillé son caractère sombre et menaçant : ce n’est plus le lion rugissant qui rôde autour des saints, c’est un joyeux compagnon qui guette le moment où les curés disent la messe, pour aller boire avec leurs chambrières le vin de la dîme. Digne contemporain de Colin Muset et de Rutebeuf, il donne l’exemple de tous ces vices joyeux qui jettent les chrétiens sous sa griffe. Il chante, s’égaie et boit, séduit les abbesses, et joue avec les frères mendians sa cotte et son cheval contre une cruche d’hyppocras ou de vin clairet. L’enfer lui-même est travesti : aux supplices rêvés dans les visions apocalyptiques et dantesques, aux fleuves de feu, aux pluies de soufre, aux étangs de glace, le jongleur, en vrai truand, substitue des supplices grotesques, empruntés aux habitudes peu orthodoxes de sa vie. La triste patrie des damnés n’est plus qu’une vaste taverne, où le diable, déguisé en marmiton, fait cuire les méchans dans de grandes chaudières, et mange au verjus ou à la sauce à l’ail les usuriers et les filles perdues.

Au XVIe siècle, Satan change de rôle, et se fait théologien. Il apprend l’hébreu, et pour mieux disputer il repasse sa logique. À Genève, il annote des gloses pour Calvin ; en Allemagne, il commente avec Luther la bible et les conciles : on dirait que les sympathies de l’orgueil et de la révolte rapprochent le réformateur et le démon. Que le moine de Worms écrive ou médite, qu’il veille ou qu’il dorme, le diable est près de lui qui l’encourage, le gourmande, l’approuve ou le désapprouve par des argumens tirés de saint Thomas, de Scott ou de saint Paul. L’avantage, dans ces conférences théologiques, reste