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moines ; tristesse si profonde, qu’ils tentent quelquefois de s’étrangler. Il afflige leur chair par des douleurs et par des plaies qui rappellent celles de Job. Les vierges qui font sept cents oraisons par jour, les moines qui passent toute une année sans manger, ont peine eux-mêmes à se défendre de ses attaques. Quand la divine harmonie des hymnes intérieures résonne dans l’ame des solitaires comme sur une lyre mystique, il s’élève autour d’eux des bruits confus ; on entend des lions rugir, des chiens aboyer ; le soir, quand ils se couchent sur leurs nattes de jonc, les joncs s’enflamment et les brûlent ; lorsqu’ils ont soif, les sources tarissent au contact de leurs lèvres. Siméon Stylite est rongé vivant par les vers, et ces vers, en se détachant sanglans de sa chair, tombent comme une pluie rouge du haut de sa colonne. Ces prestiges, ces afflictions, sont l’œuvre de Satan. Il épie toutes les faiblesses pour les tenter, tous les courages pour les abattre. Il promet, selon les passions de chacun, de l’or, des femmes, la science ou la gloire. Il montre à sainte Pélagie, la courtisane repentante, des bracelets, des anneaux, tous ces bijoux irrésistibles qui paient les baisers de la femme quand sa jeunesse est en fleur. Saint Antoine surtout, sans doute à cause de sa vertu supérieure, est l’objet de sa haine et de ses obsessions les plus vives. Antoine veut prier : Satan cache ses livres. Antoine croise les bras, s’agenouille et appelle, avec la grace, la méditation qui purifie et les extases silencieuses : Satan, pour le troubler, chante des psaumes. D’autres fois, il l’attaque avec des armes plus courtoises, et, ne pouvant le terrasser par la menace, il essaie de le séduire par la prévenance et la politesse : il allume sa lampe ou va, pour lui, chercher de l’eau aux fontaines voisines. Ruses inutiles ! Antoine répond par la prière ou le signe de croix, et le diable, se voyant vaincu, grince des dents, frappe du pied comme un enfant colère, et quelquefois même il tombe à genoux et demande pardon[1]. Cette lutte obstinée et toujours triomphante de la vertu contre le vice, de la foi soumise contre l’orgueil révolté, de la mansuétude contre la haine, cache un haut enseignement de courage et de résignation, et saint Athanase l’a racontée avec l’inspiration du génie grec, comme saint Antoine la racontait lui-même à ses disciples pour former à la guerre contre l’éternel ennemi les solitaires qui, plus jeunes et moins affermis dans le bien, avaient encore de longs combats à soutenir. Mais, hélas ! en traversant les siècles, cette mystique épopée devait subir, ainsi que toutes les choses saintes, des profanations étranges, et la tentation de saint Antoine, qu’on ne cherche plus dans la prose du patriarche grec, doit aujourd’hui sa célébrité aux théâtres des foires et aux illustrations grotesques de Callot. — Un soir, dans une église d’Alexandrie, cette cité impure où tous les démons de la terre s’étaient donné rendez-vous, saint Macaire vit des diables sous la forme d’enfans éthiopiens qui couraient çà et là parmi les moines. Les uns passaient doucement la main sur la paupière des solitaires pour les endormir, les autres

  1. Saint Athanase, Vie de saint Antoine, traduite par Arnaud d’Andilly ; in-fo, 1675 ; t. II, p. 54 et suiv.Jac. de Voragine, Leg. sanctorum, leg. XXI.