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merveille, au point que l’Angleterre lui demanda un tableau. Que faire pour l’Angleterre, pour ce pays sans soleil et sans passion, pour cette terre presque déshéritée de la peinture et de la musique ? Carle Vanloo envoya à l’Angleterre une Femme orientale à sa toilette. Par la richesse du coloris et des accessoires, par la souriante volupté, par le charme attrayant que ce tableau répandait, comme une rose répand ses parfums, c’était une épigramme contre les Anglaises, épigramme capable de faire voyager tous les gentlemen oisifs. Par un caprice d’artiste, ou peut-être pour donner encore plus d’expression à son Orientale, Carle Vanloo lui mit un bracelet à la cuisse. Ce bracelet fit un grand bruit dans les trois royaumes et sur tout le continent ; les Anglaises se récrièrent, certaines marquises françaises agitèrent sérieusement la question de savoir si elles ne porteraient pas des bracelets à l’orientale ; on était en 1730.

Carle Vanloo, voulant jouir de son triomphe à Paris, quitta Rome avec ses deux neveux par la route de Turin. Michel et François avaient dignement poursuivi l’œuvre de leur père, Jean-Baptiste Vanloo. François surtout revenait en France avec un vrai talent, mais il mourut en chemin. Nos trois peintres étaient dans un équipage de grand seigneur traîné par des chevaux jeunes et ardens : François voulut conduire les chevaux un peu avant d’arriver à Turin. Le cheval qu’il venait d’enfourcher bondit et se cabre ; François ne peut maîtriser le cheval, il tombe violemment ; un de ses pieds est pris dans l’étrier ; il appelle par des cris douloureux. Son frère et son oncle tentent vainement de le secourir ; les chevaux, qui ont eu peur, ont pris le mors aux dents. Le pauvre François est déchiré par les pierres et les buissons ; sa tête touche presqu’à la roue du carrosse, ses beaux cheveux balaient l’ornière ; si son pied échappe, il est roué ! Carle jette des cris de désolation, la douleur de Michel est silencieuse, il est pâle et muet, il voit le danger dans un morne effroi. Tous les deux ils regardent le pauvre François, qui ne jette plus qu’un sourd gémissement ; ils regardent les chevaux, qui vont toujours comme le vent ; ils se regardent eux-mêmes avec des yeux égarés. Enfin les chevaux s’arrêtent devant une maison, mais il est trop tard. François est relevé mourant, il raconte toutes ses infernales angoisses, il tend une main sanglante à ses désolés compagnons de voyage en leur disant ces tristes paroles : « Je n’ai plus de lèvres pour vous embrasser. » Carle et Michel le soulèvent et l’embrassent en sanglotant ; ils espèrent le sauver, mais bientôt le pauvre peintre meurt dans les souffrances les plus aiguës.