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par un mot devenu célèbre, justifiait en disant : « Nous avons le droit de faire ce que bon nous semble avec ce qui nous appartient. » Et que peut faire un malheureux marchand que dix de ses pratiques menacent d’abandonner s’il vote pour les bleus, et que dix autres menacent également s’il vote pour les jaunes ? De quelque côté qu’il se tourne, n’est-il pas sûr de perdre ? Ainsi placé, comme le fidèle compagnon de Buridan, entre deux bottes de foin, se laissera-t-il mourir d’inanition faute de savoir choisir ? Il n’a pas même la triste liberté de s’abstenir : bon gré, mal gré, il faut qu’il vote. À la dernière élection de Bristol, un électeur, pour se dispenser de voter, s’était mis au lit. Pour se rendre malade, il avait pris médecine ; et, pour se rendre plus malade, il avait pris médecin. Mais voici que, le jour fatal, les tories lui envoient un médecin tory, qui ordonne qu’on le porte au vote sur une chaise… Sur quoi, le paralytique, de guerre lasse, fait un miracle, se lève et va voter comme tout le monde.

L’usage de la corruption n’est pas moins répandu que celui de l’intimidation. On a fait d’ingénieuses distinctions entre ces deux genres d’influence. On a dit que l’intimidation était la corruption dans sa forme la plus oppressive, la corruption dépouillée de toutes ses douceurs et de ses formes de libéralité, qu’après tout, 20 ou 25 millions, répandus par les classes riches dans les classes pauvres, ne laissaient pas que d’y produire un certain bien-être ; que supprimer la corruption, ce serait donner une force nouvelle à l’intimidation, qui a l’avantage d’être moins coûteuse, et l’avantage plus grand encore de l’impunité, car, si la loi peut atteindre, jusqu’à un certain point, l’homme qui corrompt pour ainsi dire avec bienfaisance, elle n’a aucune prise sur celui qui corrompt par les menaces et la vengeance.

Ainsi, non-seulement la corruption est justifiée, en Angleterre, par les traditions, mais elle y jouit même d’une certaine popularité. C’est à l’ombre et sous la protection de ce sentiment public qu’elle a grandi, et qu’elle a pris un développement tel que le scandale a appelé la répression. Nous avons dit que la classe des électeurs sur laquelle s’exerçait principalement le système de corruption était celle des freemen, ce qui veut dire, sans doute par antithèse, hommes libres, hommes admis à la franchise. On est freeman par droit de naissance, ou on le devient par apprentissage. Ceux de cette dernière classe, étant obligés de donner quelques garanties de travail et d’industrie, valent généralement mieux que les freemen héréditaires. Ceux-ci sont la honte et la plaie du corps électoral anglais, l’écume de la démocratie, si tant est qu’il y ait véritablement une démocratie