Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/242

Cette page a été validée par deux contributeurs.
238
REVUE DES DEUX MONDES.

faits, de sorte que la tragédie se voit là comme une inspiration sociale des plus importantes, comme une création religieuse, non pas religieuse à cause de certaines formes, mais religieuse par sa signification la plus intime, par ses effets sur les ames, religieuse comme elle peut l’être, comme elle devrait l’être dans tous les temps et dans tous les pays.

Le Philoctète et l’Ajax sont deux pièces qui peuvent très bien rendre ces idées palpables. La première est la représentation du mal physique, la seconde est celle du mal moral, l’un et l’autre portés à leur comble. Dans la première, le mal physique extrême, qui ne dépend pas de notre volonté est montré comme un moyen d’épreuve et de perfectionnement, et il obtient sa récompense ; dans la seconde, le mal moral extrême, représenté par la folie, aberration complète de toutes les facultés qui sont le privilége de notre nature, est montré comme le résultat de l’abus volontaire des avantages naturels, et, à cause de ce caractère volontaire, se trouve finalement puni sans miséricorde : à peine le coupable obtient-il la sépulture, dont la privation était, chez les anciens, l’équivalent d’une véritable damnation.

Le drame de Philoctète ne représente donc qu’une expiation suivie de la glorification ; cette pensée mystique en est le fond et en constitue l’unité. Que fait Philoctète dans toute la durée de cette tragédie ? Il maudit ses douleurs ; il en accuse Ulysse, un homme, un simple instrument de la Providence ; il veut aller se reposer dans sa chère patrie. Voilà toute la pièce jusqu’au dénouement, et ce dénouement, quel est-il ? Le parfait redressement des erreurs, des faiblesses, des désespoirs de Philoctète. Hercule descend du ciel vers l’ami qu’il protége : il vient lui apprendre que la souffrance n’est pas ce qu’il pense, une fatalité aveugle qu’il peut maudire, mais un moyen dont il faut user ; qu’il ne doit pas en accuser les hommes, mais l’accepter de la volonté des dieux pour en retirer le bien ; qu’enfin il ne doit pas s’y dérober par la fuite et se réfugier dans l’inertie, mais profiter de la force qu’il y a puisée pour courir à de nouveaux combats. — D’abord, dit à Philoctète cette apparition céleste, je veux te rappeler à mon propre exemple. Combien n’ai-je pas souffert, que d’épreuves n’ai-je pas traversées pour atteindre à cette vertu immortelle dont tu me vois actuellement revêtu ! Eh bien ! toi aussi, sache-le bien, tu as une dette de douleurs à payer, et par ces douleurs même tu te feras une vie pleine de gloire. Va donc à la cité troyenne : là, tu seras guéri de cette maladie cruelle, ton courage te portera au premier rang de l’armée ; tu tueras de mes flèches