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PHILOSOPHIE DU DRAME GREC.

néral et de commun à tous, touchera aux plus hautes questions de notre existence. C’est au poète de faire jaillir par intervalles ces idées dogmatiques sur son drame, comme des clartés du monde supérieur, comme des jets de pensée lancés dans l’infini. L’esprit alors se sent porté bien au-dessus des choses qu’on lui montre ; les sentimens qui l’agitent, la crainte et la pitié que l’intelligence de son propre destin lui fait éprouver, perdent en partie leur trouble, leur amertume, leur découragement ; il ne voit plus seulement les faits, mais aussi la loi des faits ; une part de contemplation religieuse se mêle aux sentimens qui l’affectent. Alors, dans cette élévation morale, l’ame se sent plus au large, et respire un bien-être intellectuel dont le souvenir est certainement favorable aux plus nobles tendances qui soient en nous. C’est l’extase morale par laquelle l’esprit se dégage pour un moment du sein des choses finies (ἔκστασις, dégagement) ; c’est ce que nous avons défini, religieusement et philosophiquement tout à la fois, sous le nom d’expiation, car, je le répète, l’expiation, comme phénomène interne de notre ame, n’est pas autre chose.

Voilà Sophocle, voilà comment il est le type complet du drame sérieux. Entendons-nous cependant ; je ne prétends pas lui attribuer une perfection absolue. L’admiration, qui est à l’esprit ce que l’amour est à la volonté, s’abandonne aisément à l’exagération des louanges, dans ces momens surtout où la contemplation, pleinement goûtée, gonfle le cœur des plus douces larmes. Il ne faut pas pourtant que la vue du jugement s’obscurcisse. Quant à la peinture des choses de la vie, on peut citer, dans les théâtres modernes, des tableaux plus forts, plus caractérisés, plus variés que ceux de Sophocle. Porté par le mouvement d’une société qui acquérait chaque jour de nouvelles richesses d’intelligence, il fut plus grand que ses prédécesseurs ; il se peut que, par la même raison, certains hommes, représentant des époques plus avancées, viennent à le surpasser à leur tour sous quelques rapports. Il en sera de même quant à ces idées générales qui, pénétrant le drame, doivent élever le spectateur du monde des faits passagers au monde des lois éternelles : aujourd’hui, par exemple, enrichis d’une foule d’idées produites par l’époque chrétienne, nous pourrions espérer un poète qui, s’en étant incorporé la substance, projetterait sur le drame des lumières bien plus vives que celles de l’antiquité. Mais, enfin, si ces deux élémens n’ont pas dans Sophocle toute leur puissance, au moins ils y sont, et ils y sont avec toute la puissance possible de ce temps-là ; ils y sont dans leur rapport vrai, l’un exaltant l’autre, la pensée spiritualisant les