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PHILOSOPHIE DU DRAME GREC.

de Sophocle sont aux dieux d’Eschyle ce que les dieux de Phidias sont aux statues de l’école d’Égine. Sophocle ne pouvait abandonner le mythe, puisque toutes les traditions nationales en étaient pleines, mais il le relègue dans les récits ; on dirait qu’il s’est imposé déjà la règle plus tard formulée par Horace : Nec deus intersit. En revanche, il s’attache aux caractères humains, aux passions, aux situations ; il raccourcit les chœurs pour donner de l’espace aux scènes ; il augmente le nombre des personnages ; il les fait réciproquement ressortir par des contrastes admirablement tranchés ; son drame est simple encore, mais les situations y sont tellement conduites, sondées à une si grande profondeur, que les développemens les plus abondans, les fluctuations d’ame les plus vraies, s’y déploient avec une aisance pleine de force et de majesté. C’est là le fruit de l’observation et de l’intelligence du cœur humain ; c’est là l’esprit grec dans son mouvement créateur, tel que nous l’avons déjà étudié dans Homère : aussi, avait-on assimilé ces deux génies, en appelant Homère le Sophocle épique, et Sophocle, l’Homère tragique. Bien plus, ce fut lui qui, le premier, obtint des juges du théâtre l’autorisation de ne représenter qu’une pièce à la fois, c’est-à-dire qu’il cassa la trilogie sacrée, qu’il s’affranchit de la forme mystique, non pas toujours, puisque nous avons sa trilogie thébaine, mais à sa convenance, comme un droit. Est-ce à dire qu’il s’affranchisse aussi de la pensée religieuse ? Au contraire. Ce qui commence à se perdre chez lui, c’est le mythe, la forme, le matériel de la tradition ; la religion, il ne la montre plus dans les fables, mais dans la vie réelle et morale de l’homme ; comme Homère, comme Phidias, comme la Genèse hébraïque, il contemple Dieu dans l’homme fait à son image ; il étudie la Providence dans les manifestations qu’elle donne d’elle-même au sein de l’humanité : telle est la philosophie du drame de Sophocle.

Pour juger de la fécondité de ses ressources, il n’y a qu’à remarquer l’extrême simplicité de presque tous ses plans. En effet, plus vous saurez plonger dans une situation intéressante, vous revêtir des caractères, vous pénétrer des terreurs et des espérances de vos personnages, moins vous aurez besoin d’incidens pour remplir votre pièce. Il est bien clair qu’un homme placé dans une situation qui réveille et exalte au plus haut point ses facultés et ses instincts, comme cela arrive nécessairement dans les circonstances tragiques, trouve en son cœur une multitude de pensées, de désirs, d’effrois tumultueux, de résolutions rapides, de retours sur soi-même, qui peuvent donner lieu à de longs développemens. Les flux et reflux de senti-