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LE ROMAN ANGLAIS.

ce temps, qui n’ont jamais mieux réussi que dans les peintures de mœurs, les tableaux de fantaisie, sans intention de réforme sociale ou d’endoctrinement populaire. Comme chez Téniers, il y a toujours chez Dickens quelque personnage de charge exagérée, le bonhomme de Téniers qui se tourne vers la muraille : c’est le cachet et la signature de l’écrivain ; mais on lui pardonne assez volontiers cette habitude. Ses deux véritables défauts sont la diffusion interminable et la prétention philosophique.

Le crime du roman moderne en Angleterre, c’est de ne plus avoir d’idée générale, de ne plus reconnaître de principe élevé, de ne pas tomber d’une source haute et importante, de ne pas exprimer un sentiment vaste et puissant. Vous aurez beau amener devant nous et faire parler naturellement, ici des valets, là des princes, plus loin des élèves d’Oxford, ailleurs des bourgeois, plus loin des demi-seigneurs, vous n’aurez pas accompli une autre œuvre, vous ne vous serez pas élevés plus haut que le peintre flamand qui dore une carotte d’un rayon éclatant, et dont le pinceau diamante les écailles du poisson sur la table de la cuisinière. Que ce soit de la réalité, même du talent, et dans un certain degré un talent estimable, brillant et naïf, je ne le conteste pas ; mais qui ne s’affligerait de voir l’art descendre peu à peu des sommets de l’idéal et venir s’abattre, se tapir ou voltiger, d’abord (ce que je lui pardonne assurément) dans les vallées obscures, dans les petits sentiers, à l’ombre des chaumières, auprès du foyer domestique, puis, ce qui vaut moins, dans la rue, dans l’écurie et dans les bouges immondes où il reste enfoui. Le roman moderne, je l’ai dit ailleurs, est le fruit de l’analyse ; assertion qui ne ressort pas d’un système, mais des faits. Dans toutes les directions que l’analyse moderne a suivies, on voit le roman s’engager à sa suite. Le grand roman primitif, c’est l’épopée, roman synthétique qui exprimait la vie d’une nation. Plus le récit inventé s’éloigne de l’épopée, plus il se rapproche du génie analytique, et, à force d’y pénétrer et de s’y enfoncer, il s’y perd. En définitive, nous assistons à la dégénérescence complète du roman anglais. Ni le matérialisme brutal de Cooper et d’Ainsworth, ni la peinture saillante des ridicules bourgeois, ni même l’analyse des vices que chaque profession entraîne après elle, ne rendront au roman anglais sa primitive sève et sa forte verdeur. Les défauts de ses anciennes qualités atteignent aujourd’hui leur excès et leur terme, et l’on sait que les littératures, comme les peuples, se guérissent de leurs vices invétérés par l’excès même de ces vices et l’ennui qui en est la suite.