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LE ROMAN ANGLAIS.

avait en eux quelque chose d’existant. Qu’est-ce que notre grande bibliothèque royale, si ce n’est un million de corps morts qui entourent de leurs squelettes quelques vivans qui rayonnent. Les cadavres font semblant de se tenir debout, essayant de faire bonne contenance et simulant la vie. Avant que l’imprimerie fût inventée, le temps faisait justice de cette tourbe. Les Ainsworth les Baculard et les Cottin de la Grèce dorment à jamais détruits et consumés, mêlés à la poussière dans le cimetière immense de la médiocrité ; mais nous, modernes (et nous en sommes fiers), nous conservons pieusement nos momies, et tous les sots de l’époque peuvent se flatter de voir leurs œuvres embaumées reposer à l’abri des outrages du temps dans les catacombes littéraires.

Ce fut après Walter Scott que le roman anglais, déjà consacré au détail, se fractionna d’une manière extraordinaire. On oublia que le roman, la forme la plus libre des opinions chez les peuples modernes, épopée de la prose, cadre élastique qui se prête à tout, doit reproduire non pas un coin obscur de ce monde, mais le monde avec sa vie variée, et la lutte des passions contre le sort, et le jeu des caractères dans les passions. C’est ainsi que Fielding et Walter Scott concevaient le roman. Mais il y a dans les choses humaines une logique si puissante, et la même loi embrasse d’un lien si invincible les littératures et les mœurs, que cette subdivision infinie des sectes protestantes, prévue et prophétisée par Bossuet, après avoir opéré son œuvre dans la sphère religieuse, vint se refléter et se reproduire dans le roman même. Rien de plus naturel, de plus nécessaire, de plus fatal. L’analyse des choses divines, exécutée par la conscience, dominait le protestantisme, et cette loi eut son fruit. L’analyse des choses humaines, livrées à l’observation, domina le roman ; le roman devint spécial comme la foi, qui ne cessait pas de se morceler et de se donner à elle-même un nouveau symbole par individu.

Nous assistons aujourd’hui aux derniers efforts de ce fractionnement singulier. Avec un peu de patience et un esprit systématique, on diviserait en plus de cinquante classes les romans que produit l’Angleterre. On compterait sur ses doigts le roman historique, fantastique, matériel, professionnel, allégorique, scientifique ; d’éducation, de religion, d’économie politique ; roman de la bourgeoisie, de la canaille, et même le roman de la philosophie et de l’algèbre. Il faudrait ajouter à cette interminable liste le roman maritime, le roman militaire, le roman chartiste, le roman-voyage, et même le roman à deux car il paraît prouvé que la spirituelle mistriss Gore a con-