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LE ROMAN ANGLAIS.

un vers de Shakespeare, Tieck fait un joli conte. C’est un reflet heureux et comme un clair de lune de l’esprit ; la chaleur lui manque, rarement la grace, jamais la mélancolie. On se demande à quel monde peut appartenir ce que Tieck nous offre, d’où viennent ces créatures qu’il retrace, comment il a pu imaginer de tels personnages. Ils ne vivent pas assez ; on reconnaît que leur sang ne circule pas, que leur pouls ne bat pas, que leurs yeux n’étincellent pas. Ce qui roule dans leurs veines, c’est une vapeur, un gaz, je ne sais quoi sans réalité. Leurs figures sont des reflets, leurs voix sont des échos. La chaleur et la moiteur de la peau, la vibration de la voix et du tact, tout ce qui est humain se trouve absent. Et cependant l’enchanteur fait son œuvre ; son doux style est délicieux. Comme il raconte ! avec quel charme on se livre à lui ! comme on se laisse bercer dans sa nacelle ! comme on est heureux de cette idéalité trop caressante ou trop subtile, heureux de voir fuir, en voguant sur cette mer vaporeuse, le monde positif et rocailleux, le rivage hérissé de roches, les grèves arides et le sable qui blesse les pieds trop faibles !

Voilà Tieck : — génie étrange, éthéré, évanescent, comme disent les Anglais. Vous vous embarquez sur sa mer de vapeurs et d’azur, nuages qui flottent autour d’un vaisseau sans rame et sans voiles ; ailé et radieux navire qui vole comme le pétale détaché de la plus transparente des fleurs. Un plaisir somnambulique vous saisit ; un rayon se joue autour de vous, qui ne brûle et n’éclate pas, mais qui plaît par une grace pâlissante. Tout, chez lui, procède de la réflexion raffinée et de la pensée contemplative ; il n’a de sensibilité que par la rêverie ; il reste dans la demi-teinte, doucement colorée, et rappelle ce que Shakespeare nomme the pale cast of thought, « la pâle nuance de la pensée. »

Tieck serait assez peu compris en France, et ne l’est pas du tout en Angleterre. Lorsqu’il veut peindre les passions énergiques et les impétueux mouvemens, la force lui manque. Il est charmant dans ces gracieuses compositions où une gaieté d’imagination et de fantaisie se mêle à une sensibilité de rêverie et de souvenir. Vittoria Accorambona, l’histoire de cette Italienne du XVIe siècle, qui mérite une belle place entre Lucrèce Borgia, Bianca Capello et Béatrice Cenci, exigeait toutes les ressources de la passion et du coloris ; Tieck n’a pu donner qu’un singulier exemple de l’affadissement métaphysique qui réduit l’anecdote tragique à des proportions nuageuses et les plus ardentes passions à des nuances d’idylle.

Amolli dans ses contours par l’Allemand Tieck, le roman histo-