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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

nitaires. L’humanitaire compose toujours une préface sur le progrès et la loi du développement ; il y parle souvent de Vico, et dédie son volume à M. de Lamartine, qui a le monopole des dédicaces progressives. Plus raisonnable que le phalanstérien, l’humanitaire ne refait pas l’homme et le monde d’un seul bloc, d’un coup de ciseau et en un seul jour ; il laisse au temps et à Dieu le soin du perfectionnement. L’avenir ! tout est là. L’avenir est en effet la seule préoccupation du poète. Les jours sont mauvais, le genre humain monte son Calvaire ; mais patience ! aujourd’hui le crucifiement, demain la transfiguration ; aujourd’hui la guerre, demain la paix universelle ! Au lieu de se tirer des coups de canon et de se donner des coups de sabre, les peuples arracheront les poteaux des frontières, feront ensemble de la philosophie,

Et mangeront le pain de la fraternité.

Toutes ces belles choses se réaliseront très prochainement, car nous sommes dans l’ère du cataclysme, et la rénovation ne peut être loin. On devine, sans qu’il soit besoin de le dire, que le poète, dans cette rénovation, a toujours les grands rôles. Un symbole immense est caché dans ses vers ; les phases de sa vie individuelle, de sa vie à lui, qu’il a chantées, sont l’expression fidèle des phases successives de la vie du genre humain ; il reflète la création, et, comme on eût dit au moyen-âge, il est passé à l’état de microcosme. De plus il est prophète, il a pour mission de diriger le char du progrès :

Ce char majestueux qui, dans sa course immense,
Guidé par le poète, a pour essieu la France.

Près du sociétaire et de l’humanitaire, nous rencontrons encore le poète social, le poète prolétaire, le poète ouvrier. C’est là une catégorie à part et d’un nom tout nouveau, qui offre deux classes entièrement distinctes : d’un côté, les descendans directs du grand poète anglais Sheffield, le laboureur du Yorckshire, les collatéraux de maître Adam, de d’Aubasse, le maître peignier de Moissac, les poètes d’instinct, les artisans qui trouvent dans les habitudes d’une vie austère, mais qui suffit à leur ambition, une source d’inspirations originales et personnelles ; de l’autre, les prolétaires qui publient des poésies sociales. Jasmin, Magu, Beuzeville en quelques pages, se rattachent directement à la première classe par une veine naïve, qui a de la grace et du charme. Durand, le menuisier de Fontainebleau, et le boulanger de Nîmes, Reboul, s’y rattachent également, mais avec une nuance moins personnelle, avec plus d’étude et de culture, et une certaine couleur académique et endimanchée. Si la muse les trahit parfois, il faut du moins leur rendre cette justice, que les sentimens qu’ils expriment sont ordinairement vrais, toujours honnêtes, souvent nobles, et qu’ils honorent par la résignation, qui est la dignité du pauvre, l’humble profession qui les fait vivre, et l’art qui les console. Mais en est-il de même de l’autre classe des poètes ouvriers ? Non certes, et je le dis à regret. On a déclamé avec tant d’aigreur contre tout ce qui existe, qu’il s’est développé, surtout dans les classes peu favorisées, une