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sourire. Mais la souffrance aiguë, qui n’est qu’un état de crise chez les grands artistes, dégénère chez leurs imitateurs maladroits en un spleen chronique et lymphatique ; heureusement l’apaisement vient vite : il faut que jeunesse se passe, et ces ineffables douleurs, qui se résolvent en ruisseaux de pleurs et en déluge de rimes, ne se rencontrent guère qu’au début.

Dans leurs accès de tristesse, on le voit, nos poètes sont fort loin de la vérité ; dans leurs amours, ils ne sont pas moins loin de la passion réelle. Le poète méconnu, quand il aime, ne se contente pas de l’amour platonique, qui serait déjà une exception ; il faut à ses défaillances toute la pureté de l’amour chrétien. J’en sais même qui se sont placés sous l’invocation de la Vierge et qui font des vœux comme les solitaires de la vallée d’Absinthe. Ces purs rêveurs, épris d’une vierge aux accens de flamme, vont se promener, avec l’objet de leurs rêves, dans les sentiers fleuris des blés, et là ils se mettent à genoux, pleurent et prient. C’est l’affinité spirituelle des époux de la primitive église. Depuis Chaulieu, Parny, Chénier, les habitudes ont bien changé, du moins en poésie, et les comparaisons ont changé comme les habitudes. Pour ces poètes sensualistes et grossiers, la femme était une rose, un lys, une violette ; aujourd’hui c’est une sensitive. C’était une jeune mortelle ou une jeune immortelle, aujourd’hui c’est un ange. Nous avons déserté l’Olympe pour le Paradis. On admirait autrefois les yeux de flamme, aujourd’hui on boit les regards soyeux. Les Dulcinées, dont ces don Quichotte de l’art ont pris les couleurs, descendent invariablement de Laure ou de Béatrice ; c’est la mystérieuse étoile que le Florentin, perdu dans les profondeurs de l’abîme, voyait luire aux parvis célestes. Comme leurs aïeux des cours d’amour, nos troubadours modernes sont d’une discrétion parfaite ; la femme qu’ils adorent, sylphide insaisissable, est passée complètement à l’état de mythe ; elle n’a plus même de nom, et les sonnets qu’on rime en son honneur portent simplement pour adresse : à elle. Il fut un temps où la poésie érotique célébrait les faveurs, les rigueurs, les infidélités de la femme aimée, enfin toutes les choses inévitables de l’amour. Tout cela, dans les volumes des Tibulles néo-chrétiens, est tout-à-fait passé de mode. L’amour terrestre est trop grossier pour qu’ils s’abaissent jusqu’à ses extases ; ils demandent si peu de chose, un soupir, une vague pensée, que les plus cruelles leur donnent toujours plus qu’ils ne demandent, et les vierges qu’ils chantent sont tellement candides, qu’elles n’oseraient se permettre à leur égard les moindres distractions de cœur. Étrange amour ! qui ignore tout à la fois les caresses, les refus, le changement, la satiété du bonheur, et qui, en dernière analyse, n’aboutit qu’à l’ennui ; car le poète, n’ayant rien à reprocher et n’exigeant que la volupté des tristesses et des pleurs, a bientôt épuisé tous les sujets de vers ou de conversation. Alors, au lieu de parler de son sentiment, il parle de sa gloire ; et, pour charmer sa maîtresse, il lui dit « ce qu’un rayon dit la nuit à une fleur, ce que le vent dit aux blés, ce que dit un insecte emporté par les eaux au courant qui l’entraîne. » Je traduis en prose, mais la traduction est fidèle.