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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

éperons. L’ode est flatteuse, car entre poètes on n’économise pas l’encens, et la réponse ne l’est pas moins, surtout lorsqu’elle s’adresse à des médiocrités candides, qu’on applaudit d’autant plus volontiers qu’elles ne font pas ombrage. Le grand-prêtre répond d’ordinaire au néophyte : « Vous êtes poète, monsieur, vous avez l’idée, vous avez la forme. Les sentiers de l’art sont rudes, je ne vous le cache pas, mais persévérez. » L’autographe sacré est reproduit en tête du volume comme un gage de succès, comme un passeport. Espérance vaine ! Le public, souvent déçu, lit, juge, et casse l’arrêt trop indulgent, se demandant, avec surprise, comment des hommes qui ont pris rang, et dont la parole fait autorité, prodiguent ainsi à tout venant un encouragement banal, qui fait croire à une vocation réelle et décide souvent de la vie d’un homme. En vérité, par respect pour l’art et par pitié pour les vanités impuissantes, on devrait au moins se montrer sincère.

Dans les recueils élégiaques et méditatifs, dont nous avons donné plus haut les titres, le génie, la gloire et les poètes ont inspiré des strophes sans nombre. L’ode au génie est adressée à M. de Lamartine ; l’ode à la gloire, à M. Hugo, qu’on appelle Victor ou mon ami. Les poésies sur le poète sont plus curieuses encore comme type des vanités littéraires. Quel est, avec Dieu, l’être souverain qui pousse les nations dans la voie du progrès ou les retient sur la pente du crime ? Le poète. Quelle est la nuée lumineuse et sombre qui nous guide dans les déserts de ce monde ? Le poète. Et qu’est-ce que le poète ? « C’est un géant, un chêne mutilé par la foudre, une avalanche, une trombe, une mélodie. » Il nage dans une mer de pleurs, et personne ne le regarde. Il se débat contre des douleurs immenses, son sein est « scellé comme une tombe, il râle à sa naissance, il se dévoue à la cause de l’humanité, et, chose étrange ! tout en se désolant pour son propre compte, il a le talent de la consoler ; mais l’humanité, qui est ingrate et qui a crucifié Jésus, l’humanité ne lui sait aucun gré de ce qu’il fait pour elle et n’achète pas son volume. Indè irae. Comme le poète ne sait que chanter, il lui arrive ce qui est arrivé à la cigale. Alors il se met à maudire la société, Paris qui n’a pas ouvert son panthéon, Paris qui paie des musiciens pour ses fêtes et qui ne paie pas le poète. Il menace de se tuer, ou bien il demande une pension. Quelquefois aussi il se ravise et sèche ses larmes en songeant que ces pleurs, qui coulent de ses yeux, « se cristallisent en diamans pour lui faire une couronne au ciel, que les grands hommes, comme les perles, se forment dans les orages, et qu’on ne trouve les aigles qu’au-dessus des abîmes ; » et, d’ailleurs, on ne sait rien des extases ineffables,

Lorsqu’on ne connaît point cette chaude insomnie,
Lorsqu’on n’a pas tremblé la fièvre du génie.

Je ne crois pas au génie, mais je crois à la fièvre, car évidemment c’est là du délire. La vie a sans doute de terribles mystères, et il y a des larmes au fond de toutes choses ; cependant, si malheureux qu’on soit, on ne passe pas ses jours à gémir : la tristesse a ses intermittences, la mélancolie même a son