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LITTÉRATURE ANGLAISE.

est aussi aveugle des yeux de l’esprit, que Mme Dudeffant le croyait aveugle des yeux du corps. Gibbon oublie que ces grands et inutiles discours, cette emphase de panégyrique, cette véhémence ampoulée de dévotion romaine et païenne, correspondent au regret du Gaulois qui s’exile, du consul qui a perdu ses faisceaux, et qui voudrait les reprendre, du païen que les édits chrétiens privent de son crédit. Il ne faut pas chercher le chant naïf du poète dans l’ingénieuse invective d’un parti vaincu. Les vers de Rutilius respirent l’enthousiasme étonné d’un provincial : « Ô merveilles, s’écrie-t-il avec emphase, ô brillans aqueducs, fleuves suspendus dans les airs, ruisseaux qui parcourez des routes aériennes, là où l’écharpe d’Iris n’oserait même pas flotter ! Ô ville prodigieuse ! tes maisons sont-elles habitées par des hommes ? Ne sont-ce pas plutôt les temples des dieux immortels ? Comment fais-tu, Rome, pour réunir tant de miracles ? Tu désarmes l’hiver, tu prolonges le printemps ! Tes habitans sont des rois, ou plutôt des êtres surnaturels ! » Tel est le cri de stupeur arraché par une grande civilisation à cet homme sensible et délicat, né dans une région moins industrieuse, moins cultivée, moins éclairée. L’esprit fin et vif de Rutilius est ébranlé et ravi de la supériorité romaine. Son admiration éclate avec la véhémence ingénieuse qui caractérise les Français, et embrasse dans le même culte Romulus, Vesta, Vénus, le sénat, la curie, le paganisme, le polythéisme et les onze cent soixante-neuf ans des annales romaines :

… Sedecies denis et mille peractis,
Annus præterea… tibi nonus…

Comment cet homme serait-il chrétien ? Toutes les plaisanteries de Voltaire contre le christianisme, contre les moines, l’ascétisme, les macérations, les veilles, les jeûnes, les prônes, l’abnégation, il se les permet. Il maudit la tristesse de ce monde sombre et idéal qui va fouler la vieille Rome aux pieds. Tout change, il le sent bien. Tout s’écroule, et il s’effraie. Ce sont les ames surtout qui changent autour de lui ; il ne sait à quoi attribuer ce prodige. « Autrefois, on ne voyait que les corps se transformer, s’écrie-t-il, et maintenant ce sont les cœurs. »

Tunc mutabantur corpora, nunc animi !

Voilà le vers le plus remarquable de tout son livre, et c’est un grand témoignage historique.

Notre éditeur anglais, qui a consacré à Rutilius un in-quarto ma-