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sanctuaire, le charme et le ravit. Il aime jusqu’au dieu cornu et lascif qui protége les jardins, et dont notre Gaulois relève l’importance, le sens poétique et l’idée symbolique. La Gaule, pour lui, c’est l’exil ; cependant il y est né. Il aime Rome, comme les habitans du Lancashire aiment Londres, comme certains provinciaux éloignés du centre adorent Paris. Rome ! Rome ! c’est pour Rutilius la gloire ; le nom immense, le symbole du pouvoir, la source des honneurs et surtout de ses honneurs. Il a soin de nous apprendre que cette capitale du monde l’a reçu dans son sein maternel, qu’il est Romain par adoption, citoyen romain, vrai Romain, et qu’il dédaigne profondément la Gaule, où cependant son berceau a été placé, où sa mère, Gauloise, l’a allaité. « Je méprise beaucoup, nous dit-il, la petite fumée dont parle Homère, et qui s’élève du toit natal. » Que voulez-vous ? ce sont faiblesses et vanités d’un esprit enivré par les séductions de la capitale. Il ne faut pas trop blâmer l’ambitieux, l’aimable Rutilius, qui fut consul, qui ne l’est plus, et qui, plein de respect pour la splendeur du passé, ne peut se faire ni à la Gaule provinciale, ni aux nouveaux chrétiens, ni aux changemens dont l’avenir est menacé par eux.

Oublieux de sa patrie gauloise, hostile au christianisme, Rutilius n’est pas un homme nouveau, un homme de la Cité de Dieu, telle que l’ouvre saint Augustin. C’est un homme du passé, du paganisme, de Rome, en adoration devant la vieille louve de Romulus et devant une gloire qui s’en va. On voit combien ce personnage est intéressant par lui-même et utile à l’histoire ; mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que notre Gaulois a dû sa résurrection à quatre étrangers : un Allemand, deux Italiens et un Anglais. La première traduction correcte qu’un Français ait publiée de son itinéraire est toute récente et due à M. Collombet de Lyon. Gibbon, élève de Voltaire et de Locke, avait ridiculement jugé Rutilius, et le nouvel éditeur anglais a raison de dire : — « À travers ses lunettes de philosophe systématique, l’historien Gibbon ne comprend rien à ce caractère. Gibbon avait vécu trop long-temps et trop exclusivement avec ses chers livres, au bord de son lac de Lausanne ; les montagnes de son érudition acquise lui voilaient une autre étude bien préférable, bien plus haute, bien plus profonde, la mère et la directrice de toutes les études, la connaissance des hommes. » — Gibbon se récrie contre les déclamations de Rutilius en l’honneur de Rome, de la ville éternelle ; il veut absolument effacer ces amplifications comme oiseuses ; il conseille au poète de les biffer et au lecteur de ne pas les lire. Il