Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/939

Cette page a été validée par deux contributeurs.
933
LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

de leur pays, sont portés à cette extrémité par le désespoir, car le Bulgare en général n’aime pas le Moscovite ; les caractères des deux nations sont profondément antipathiques. Kutusof, en 1811, n’emmena avec lui, sur le Pruth, les Bulgares de Rouchtchouk qu’en usant de violence ; ceux qui suivirent, en 1829, l’armée de Diebitch en Bessarabie, n’y purent cohabiter avec les colons russes ; il y avait entre ces colons et les Bulgares toute la distance qui sépare un citoyen d’un esclave. Le Bulgare peut être accablé momentanément sous l’oppression d’une troupe ennemie qui passe ; mais, ces crises violentes une fois traversées, il se retrouve citoyen sur sa montagne, tandis que le moujik ou le paysan russe, attaché à la glèbe, soumis aux caprices journaliers d’un boyard qui n’est pas, comme le spahi, habituellement absent, courbe la tête à chaque heure de sa vie. Le spahi n’est pas reconnu par le Bulgare comme un maître légitime ; c’est un tyran odieux, c’est un infidèle qu’on sert par force et qu’on tue même sans remords, quand il a lassé par de trop grands excès la patience des opprimés. Le haratch, les dîmes, la corvée, écrasent le Bulgare : c’est le sort de tout vaincu ; mais sa cabane et son champ n’appartiennent qu’à lui. L’esclave russe, au contraire, ne possède pas son propre foyer, qu’il tient de la grace du maître, et son ame même est l’ame du seigneur[1]. Sentant qu’il n’a rien à lui, le moujik est doux, insouciant, jovial, téméraire dans le péril, mais porté au vol, fourbe, ivrogne et vorace. Ce qu’il consomme dans un de ses repas nourrirait le Bulgare toute une semaine. L’esclave russe vit grassement aux pieds de celui qui le bat et le nourrit ; l’homme des Balkans sait se respecter ; il vit de pain et d’eau, mais il ne doit à personne cette chétive nourriture.

Les Bulgares et en général tous les Gréco-Slaves diffèrent trop des Russes actuels pour pouvoir former avec eux une sincère alliance. Déjà transplantés par Catherine dans ses états en masses si considérables que toute une province russe en avait pris le nom de Nouvelle-Serbie, et qu’une partie de la Crimée était devenue bulgare, ils n’ont pu continuer à vivre en Russie, et sont revenus la plupart aux huttes de leurs ancêtres. La Nouvelle-Serbie est éteinte, même de nom, et il ne reste plus en Crimée que quelques villages bulgares. Ce peuple a donc l’instinct du sort que lui réserve l’autocrate : il le sait, en de-

  1. On sait que les nobles russes évaluent leurs revenus par le nombre de leurs ames.