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par malheur, j’avais pris un guide musulman pour visiter ces districts, il n’y avait jamais rien à acheter aux mehanas (hôtelleries). Il me fallait écarter le Turc, pour dire à l’hôte : Donne à dîner, frère ; je suis aussi, moi, Bulgare. — À ce mot, il apportait tout ce qu’il avait.

La carrière héroïque du haïdouk se termine très souvent par l’otmitsa, ou l’enlèvement d’une jeune fille qu’il épouse clandestinement. Cette union secrète est bénie par un papas, entraîné également de vive force dans les bois. S’il veut, après son mariage, se voir réintégrer dans la société paisible,; le haïdouk est contraint de payer une somme considérable aux autorités turques ; celui qui n’a pas acquis assez d’argent pour satisfaire à cette formalité reprend sa vie aventureuse, et presque toujours il meurt en martyr.

On rencontre en Bulgarie une autre espèce d’aventuriers, les colporteurs (kiradchias), qui, en qualité de commissionnaires et de rouliers des négocians, parcourent toutes les provinces, et vont, jusqu’en Syrie, jusqu’au Caucase, porter des marchandises aux comptoirs indiqués, d’où ils reviennent avec un nouveau chargement, que leurs chameaux ou leurs petits chevaux du Balkan rapportent en Europe. Ces hommes se distinguent par une droiture à toute épreuve : on détournerait le soleil de sa route plutôt que le kiradchia de la sienne. Grace à leurs lointains voyages, ils ont toujours à raconter des aventures du plus grand intérêt ; à ce qui se passe dans l’intérieur des cours serbe, valaque, moldave, ils opposent l’histoire secrète des cours de Méhémet-Ali, du pacha de Bagdad, des chefs druses et maronites. Leur expérience fait de ces colporteurs l’oracle de leurs villages. Malheureusement, ces hommes que le Bulgare consulte avec tant de confiance sont habitués à vivre chez l’étranger, et n’ont conservé que d’assez faibles sentimens de nationalité. Les haïdouks n’exerçant leur influence que dans un cercle très restreint, et le haut clergé tenant pour les Turcs, il s’ensuit que le reste de la population, sans chefs, sans armes, n’ayant pas même le droit de porter des couteaux, doit se résigner à subir les corvées des spahis et l’oppression des pachas. Ils l’ont donc jugé en poètes qui devancent les âges ceux qui ont dit ce peuple complètement mûr pour l’indépendance[1]. Cette maturité si désirable se fera long-temps attendre encore. Dans la crainte continuelle de l’avanie, le pauvre Bulgare n’estime rien tant aujourd’hui que la tranquillité : sa première question à l’étranger est tou-

  1. M. de Lamartine, Voyage en Orient.