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lemain. Dans un cahier de souvenirs, dans un de ces albums alors plus rares qu’aujourd’hui et plus intimes, où on lit inscrits les noms des amis, et où l’on recherche de chacun d’eux, avec une curiosité mêlée de tristesse, quelques témoignages particuliers et déjà lointains, je saisis avec bonheur et je dérobe une page toute lumineuse signée du nom de Châteaubriand. Rien de ce qui échappe à certaines plumes ne saurait fuir et pâlir. M. de Châteaubriand porte de la grandeur, même dans la grace ; je me figure qu’Homère eût été Homère encore jusque dans les proportions de l’Anthologie. Voici l’éclatant fragment :


« La Gloire, l’Amour et l’Amitié descendirent un jour de l’Olympe pour visiter les peuples de la terre. Ces divinités résolurent d’écrire l’histoire de leur voyage et le nom des hommes qui leur donneraient l’hospitalité. La Gloire prit dans ce dessein un morceau de marbre, l’Amour des tablettes de cire, et l’Amitié un livre blanc. Les trois voyageurs parcoururent le monde, et se présentèrent un soir à ma porte : je m’empressai de les recevoir avec le respect que l’on doit aux dieux. Le lendemain matin, à leur départ, la Gloire ne put parvenir à graver mon nom sur son marbre ; l’Amour, après l’avoir tracé sur ses tablettes, l’effaça bientôt en riant ; l’Amitié seule me promit de le conserver dans son livre.

« De Châteaubriand. — 1813. »


Il serait bien solennel de se demander si Mme de Rémusat apporta quelque chose de particulier et de nouveau dans la conversation de son temps : elle dut pourtant viser à introduire le sérieux dans la société. Les deux parts autrefois étaient sensiblement séparées ; on avait le sérieux, si l’on pouvait, dans le cabinet et dans la solitude ; on portait, on cherchait le frivole et le purement amusant dans le monde : il y avait lieu sans doute à un essai de transaction, de conciliation. Mme de Rémusat dut au moins y songer. Pour nous littérateurs, et à ne juger que d’un peu loin et par les livres, nous dirions, que si Mme de Staël introduisit et maintint une sorte de sérieux plus exalté, que si Mme Guizot (Mlle de Meulan) ne craignit pas un sérieux plus raisonneur et parfois contredisant, Mme de Rémusat dut rechercher un sérieux plus uni à la fois et plus doux. Mais toutes ces distinctions sont des formules rédigées après coup et à l’usage de ceux qui n’ont pas vu. Je me hâte d’en sortir, car je vois d’ici les vrais témoins, les seuls qui ont vécu et qui savent, et ils sourient.