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REVUE MUSICALE.

jouent le rôle de hautbois, de clarinette, de trombone et d’ophycléide, et se perdent incessamment dans le torrent de l’harmonie, dans le gouffre tumultueux du plus formidable orchestre, sans pouvoir jamais s’élever ni planer librement au-dessus. En général, l’esprit allemand n’a qu’un écueil : sa tendance vers le profond l’attire au ténébreux, comme aussi d’autre part son vol vers le sublime le jette souvent dans les nuages. Or, en pareil cas, ne pourrait-on pas dire que l’orchestre est pour les musiciens ce que la métaphysique est pour les poètes, c’est-à-dire une route sûre pour se fourvoyer et se perdre, s’ils n’y prennent garde ? C’est dans l’orchestre en effet que se trouvent tant d’abstractions dont on a si plaisamment abusé de nos jours, c’est en creusant les abîmes de l’orchestre qu’on découvre tout ce philosophisme dans l’art si pernicieux dans ses conséquences, si fatal lorsque des mains inhabiles s’en emparent et l’exploitent, au grand ébahissement de la foule, comme des charlatans feraient d’un élixir. En ce sens, Beethoven a plus nui qu’on ne pense aux véritables intérêts de l’art. Je sais qu’un homme de génie n’a de compte à rendre à personne ; il élève ou démolit, bouleverse et recompose, étend ou restreint le domaine de ses attributions ; tout cela sans prendre conseil, et par la seule autorité d’une vocation exceptionnelle. Cependant on ne peut contester qu’il y ait des œuvres qui, parfaitement admirables en elles-mêmes, exercent sur les générations ultérieures une dangereuse influence ; et de ce nombre je citerai l’œuvre de Beethoven, comme, s’il était question de peinture, je nommerais Michel-Ange. En portant vos regards bien plus haut dans la sphère de l’art, vous trouveriez Raphaël et Mozart, deux intelligences rayonnantes qui n’ont jamais versé que la lumière. De tout temps, les esprits tumultueux, les brouillons novateurs, romantiques dans le sens impropre qu’on donnait au mot vers 1825, ont revendiqué, en peinture, la parenté de Michel-Ange, de même qu’aujourd’hui l’exemple du grand musicien dont nous parlons sert de prétexte aux tentatives les plus vaines. À coup sûr, sans Beethoven, sans ce qu’il y a de contestable dans les chefs-d’œuvre de Beethoven, la symphonie fantastique de M. Berlioz ne serait pas venue au monde, et c’est Fidelio qui nous a valu Benvenuto Cellini et tant d’autres avortemens de cette malheureuse école.

Ces réserves une fois faites, et les conditions de l’œuvre acceptées, il ne reste plus qu’à admirer dans Fidelio un style grandiose et sévère, une pensée constamment élevée et maintenue dans les régions du sublime. Si Weber peut réclamer à bon droit la nature extérieure en ce qu’elle a de pittoresque, si le romantisme des bois et du clair de lune, le frémissement du taillis où passe en fuyant la biche qui s’effare, le murmure du lac enchanté où nagent les ondines, appartiennent en propre au chantre mélancolique de Freyschütz et d’Oberon, Beethoven, lui, peut revendiquer à juste titre les phénomènes cachés dans les profondeurs du cœur humain, ses angoisses mystérieuses, ses tristesses mortelles, ses découragemens infinis. Le pathétique domine dans Fidelio, un pathétique morne et lugubre au sein des ténèbres et d’un