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même Pascal, soit dit en passant, dans ses deux ou trois premières lettres, a plus de Platon, quant au style, qu’aucun traducteur de Platon. Que ces conteurs des premiers âges de la Grèce aient conservé la langue poétique dans leur prose, on n’en saurait douter, après le témoignage des critiques anciens et d’Hérodote, qu’il suffit d’ouvrir seulement pour s’en convaincre. Or, la langue poétique, si ce n’est celle du peuple, en est tirée du moins. Malherbe, homme de cour, disait : « J’apprends tout mon françois à la place Maubert ; » et Platon, poète s’il en fut, Platon qui n’aimait pas le peuple, l’appelle son maître de langue. »

Je pense, avec P.-L. Courier, que le langage populaire renferme une foule de locutions précieuses, marquées au coin du vrai génie de la langue, et qu’on ne saurait trop étudier. Mais s’est-on rendu exactement compte de ce phénomène ? A-t-on reconnu pourquoi il y a là, à côté d’une grande ignorance grammaticale, un fonds si riche et si sûr ? La cause n’en est pas autre que celle qui fait des livres du XVIe siècle le sujet d’une étude féconde pour la langue et le style contemporains ; c’est que le langage du peuple est tout plein d’archaïsmes, de locutions vieillies dans la conversation des classes supérieures de la société, et surtout dans le style écrit. Le peuple est le conservateur suprême de la langue, ou du moins c’est chez lui qu’il se perd le moins de la tradition antique, c’est chez lui que le travail de décomposition se fait le plus lentement sentir. D’où vient cette faculté qu’a le peuple de conserver plus fidèlement et plus sûrement les formes de la langue ? De son grand nombre. Plus le nombre est considérable, plus il y a de chances pour que rien ne soit oublié ou perdu, tandis que, dans le langage des classes supérieures, et surtout dans le langage de ceux qui écrivent, l’apport total est bien moindre et par conséquent les pertes bien plus fréquentes.

La formation de la langue française elle-même donne l’idée de cette puissance du grand nombre, qui sous nos yeux ne se manifeste plus que par des faits peu considérables. Qu’on se reporte à l’origine : alors se trouvaient en présence un fond de celtique, une proportion prédominante de latin et une certaine masse de mots allemands importés par les conquérans germains. Quelle puissance pouvait fondre et amalgamer ces élémens hétérogènes ? quelle langue assouplir ces mots rebelles à une loi commune ? quelle oreille régulariser ces désinences discordantes ? quel esprit mettre l’ordre dans ce chaos ? quel souffle pénétrer ce grand ensemble et l’animer ? Rien que l’élaboration séculaire d’un peuple immense n’était capable d’exécuter cette