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LE DERNIER OBLAT.

— Oui, peut-être, répondit-il après avoir réfléchi un moment.

Deux heures plus tard, lorsque l’abbé Girou et M. de Blanquefort se furent retirés, Estève sortit et gagna le faubourg Saint-Denis. La plupart des boutiques étaient fermées ; pourtant quelques groupes stationnaient encore devant les cafés. Il s’informa et apprit des détails qui redoublèrent ses terreurs. On parlait d’une femme âgée qui était montée sur le fatal chariot, soutenue par une jeune femme d’une grande beauté ; mais leurs noms n’étaient pas connus de ceux qui les avaient vues.

Estève traversa Paris, gagna les environs de la Conciergerie, et erra long-temps autour de ces murs impénétrables. Pour sortir de son incertitude et de son supplice, pour avoir le droit de visiter un à un les cachots de cette affreuse prison et reconnaître par ses yeux que Mme de Champreux n’y était pas enfermée, il aurait donné avec joie le reste de sa vie ; mais à ce prix même il n’aurait pas pu obtenir l’assurance qu’elle était libre. Lorsque la nuit fut plus avancée, lorsqu’un plus profond silence régna autour du Palais-de-Justice, il vint s’appuyer contre le parapet qui borde la Seine en cet endroit, et, les yeux fixés sur la prison, il écouta, comme s’il eût pu les entendre, les plaintes et les pleurs de ceux qui agonisaient dans ce lieu de supplice. Mais aucun bruit ne s’élevait derrière les sombres murs, et le pas mesuré des factionnaires postés aux abords de la Conciergerie retentissait seul le long du quai désert. Estève comprit sa folie et l’inutilité de cette attente prolongée ; pourtant il resta encore, retenu par le faible espoir de voir sortir les détenus qu’on transférait parfois, au point du jour, de la Conciergerie dans d’autres prisons. On était aux nuits les plus courtes de l’année, et l’éclat, la sérénité du ciel, le bruit paisible et monotone des ondes, la molle fraîcheur de l’air, rappelèrent à Estève ces belles nuits d’été pendant lesquelles il aimait à descendre dans le parc de Froidefont. À ce souvenir, des larmes débordèrent de ses yeux caves et brûlans ; il éleva son regard vers ces astres brillans qui rayonnaient encore sur lui en ces momens de désespoir comme au temps de son bonheur, et il murmura : — Oh ! tranquilles régions ! sereines demeures ! refuge inaccessible où l’on ne craint plus les terreurs, les supplices de cette vie, vous ouvrirez-vous bientôt pour moi ? Irai-je bientôt attendre dans le séjour de la paix, de l’amour, des félicités éternelles celle que j’ai tant aimée ici-bas ?

Le silence et le calme de la nature pendant cette belle nuit contrastait singulièrement avec les scènes de désespoir et de deuil que