Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/801

Cette page a été validée par deux contributeurs.
795
LE DERNIER OBLAT.

— J’ai été cruel envers sa pauvre mère, envers lui peut-être ! Si Dieu m’en donne le temps, je réparerai mes torts, je les expierai…

— Mon fils, dit l’abbé Girou en allant prendre par la main Estève qui revenait et en l’amenant près du marquis ; mon fils, vous avez aujourd’hui le bonheur d’aider votre vieil ami à recevoir votre père.

M. de Blanquefort serra silencieusement la main d’Estève et prit son bras pour passer dans la modeste salle où était dressé le couvert. Le repas se prolongea ; pour la première fois depuis bien des jours, le marquis retrouvait un moment de calme, de sécurité, et il en jouissait avec une reconnaissance mêlée d’attendrissement. La détresse avait amolli ce cœur de bronze et dompté ses ressentimens ; il s’ouvrait enfin à de généreux élans, à une noble équité. Dès ce jour, il adopta Estève et l’appela son fils.

L’asile que le marquis était venu chercher près de l’abbé Girou était le plus sûr qu’il pût trouver. Une soudaine inspiration l’y avait amené : errant dans les rues de Paris sous le coup d’un ordre d’arrestation, il s’était souvenu de l’adresse écrite au bas de la lettre que l’abbé lui avait fait parvenir quelques années auparavant, et à laquelle il n’avait pas répondu. Alors il était venu avec confiance, car il avait déjà vu jusqu’où allaient le dévouement, la charité, les évangéliques vertus du vieux prêtre.

Une année entière s’écoula encore, et les fureurs populaires, loin de s’apaiser, avaient emporté ceux qui les fomentèrent dans l’espoir de les diriger. Les habitans de la petite maison restaient cachés et solitaires : à peine si le bruit des grandes catastrophes qui épouvantaient Paris arrivait dans la retraite où ils vivaient tristes et tranquilles. M. de Blanquefort était courageusement résigné. Il prévoyait la fin de ces calamités, et souvent il disait : — Le règne de la terreur finira ; alors les honnêtes gens, les vrais patriotes ressaisiront le pouvoir. Le règne des proscrits commencera ; je présenterai Estève à ceux de mes amis qui auront survécu comme moi à la persécution, et je prévois pour lui une carrière plus belle encore que celle promise à son frère aîné, à mon pauvre Armand.

Le cœur d’Estève avait un si grand besoin de dévouement et d’affection, qu’il s’était promptement attaché à M. de Blanquefort. Le vieillard, touché de ces soins, de ce respect filial, lui disait parfois avec une sorte d’émotion : — Vous avez une ame tendre et affectueuse, Estève ; vous ressemblez à votre pauvre mère.

Une circonstance singulière, et à laquelle il songeait sans cesse, avait troublé cependant la tranquillité d’Estève. Un jour d’hiver, il