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À ce nom, Estève se couvrit le visage avec un cri d’horreur : il se souvenait de ce que Mme de Champreux avait dit un jour devant lui, dans le salon de Froidefont, de cette destinée si grande, si heureuse, qu’elle voulait imiter. Il remercia alors avec un élan de reconnaissance inexprimable le ciel, qui permettait qu’elle se trouvât en sûreté loin du pays où s’accomplissaient de si grands forfaits. Il bénit mille fois la prudence de la marquise, qui avait mis à l’abri de tout danger une tête si chère. Depuis son arrivée à Paris, il était retourné plusieurs fois à l’hôtel de Leuzière, et toujours le concierge lui avait répondu que la marquise et sa petite-fille étaient absentes. Il alla encore ce jour-là rue de Varennes, et, au moment où il soulevait le marteau, l’ignoble savetier lui cria du fond de son échoppe : — Tu perds ta peine, citoyen ; il n’y a personne. La livrée aussi a émigré.

Estève retourna s’enfermer avec l’abbé Girou ; ils vécurent seuls, isolés des calamités de cette époque, et presque heureux au sein de cette tranquillité. Le travail et l’étude remplissaient toutes leurs heures, et pendant les orages de 93, lorsque les assassinats juridiques de la convention frappaient Paris de terreur, les deux solitaires n’entendirent pas les clameurs de la multitude, qui, comme une mer furieuse, débordait sur les pavés sanglans de la grande ville.

Un soir, c’était après le 31 mai, de funeste mémoire, la vieille servante vint avertir l’abbé Girou qu’un homme le demandait, un homme qui n’avait pas voulu dire son nom. En ces temps malheureux, l’annonce d’une visite était un évènement qui causait autant de trouble et d’inquiétude qu’une mauvaise nouvelle. L’abbé sortit à la hâte en recommandant à Estève le calme et le sang-froid. Un moment après, il revint tenant sous le bras un homme pâle, défait, et qu’Estève ne reconnut pas.

— Ah ! monsieur ! s’écria le vieux prêtre, dont les mains tremblaient, est-ce bien vous que je revois ainsi ?

— Les girondins sont vaincus, dit l’étranger ; tous mes amis sont arrêtés, et l’échafaud les attend… Depuis deux jours, j’ai échappé comme par miracle à ceux qui me cherchent. Je n’ai pas d’argent, pas de pain, pas d’asile… Pouvez-vous me garder ici ?

— Que bénie soit la Providence qui vous y a amené ! s’écria le prêtre. — Allez sur-le-champ, mon ami, ajouta-t-il en se tournant vers Estève qui se tenait à l’écart, allez faire mettre la table et arranger un lit. — C’est votre fils, dit-il en revenant vers l’étranger, dès qu’Estève fut sorti.

Le marquis soupira, et répondit en levant les yeux au ciel :