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LE DERNIER OBLAT.

indignation, et lui dit avec douceur : — Et maintenant, mon frère, vous allez me conduire encore en présence du prieur ; mais ce ne sera plus aux mêmes fins.

Il monta d’un pas ferme à la cellule du père Anselme, qui l’attendait entouré de quelques-uns de ses familiers. Il y avait en ce moment sur le visage d’Estève une sorte d’impassibilité froide et résolue qui fit comprendre au prieur que l’infortuné livré à sa justice était dompté, mais non soumis. Trop prudent, trop habile pour se livrer au ressentiment, à la sourde colère qu’il nourrissait depuis six mois contre celui dont l’apostasie avait trompé toutes ses prévisions, toutes ses espérances, il garda une attitude calme, et son visage n’exprima qu’une froide sévérité.

— Frère Estève, dit-il, tandis que les assistans gardaient un profond silence, vous avez encouru le châtiment auquel les lois canoniques et les statuts de notre ordre condamnent le religieux qui manque aux trois vœux qu’il a prononcés. Avez-vous quelque excuse à alléguer ?

— Aucune, répondit Estève.

— Alors, mon frère, soumettez-vous avec contrition, continua le prieur d’un ton de mansuétude ; notre devoir est de vous infliger le châtiment que mérite votre faute, mais la miséricorde de Dieu, votre repentir et notre charité pourront l’abréger. Nous vous dispensons de faire amende honorable devant la communauté capitulairement assemblée, et nous vous ordonnons seulement de vous rendre dans la cellule où vous devez passer le temps de votre pénitence. Alors, sans autre formalité et sans autre appareil, Estève fut conduit dans une des cellules du troisième cloître. Il reconnut, à la lueur du flambeau que portait un des convers, le préau dévasté, les décombres rongés par des mousses noirâtres, et les grilles derrière lesquelles il avait aperçu jadis des reclus et des fous. À mesure qu’il approchait, il entendait une voix lamentable crier derrière une de ces horribles grilles : — Père, bon père, la charité ! bon père !

— C’est Genest ! s’écria Estève avec un étonnement qui lui fit oublier un moment sa propre misère : comment ce malheureux a-t-il pu attirer sur lui une si horrible punition ?

— Il aurait fait comprendre à d’autres personnes peut-être ce qu’il a su dire devant leurs révérences, répondit un des convers ; le monde est rempli de gens impies qui sont curieux de tous les scandales qui arrivent dans les couvens.

Estève comprit alors quelle part Genest avait eue à ce qui se pas-