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LE DERNIER OBLAT.

à l’exercice de son autorité. Comme le valet, debout contre la porte encore ouverte, semblait attendre les ordres d’Estève pour se retirer, le moine lui fit signe de sortir, puis, se rapprochant du malheureux que sa présence avait anéanti, il lui dit d’un ton calme : — Remettez-vous, frère Estève ; je ne viens pas ici faire un scandale, et il ne tiendra qu’à vous que tout se passe sans bruit.

— Que me voulez-vous et que prétendez-vous ? s’écria Estève hors de lui.

— Rien que vous retirer de votre péché, mon frère, et vous sauver de votre apostasie, répondit le moine avec fermeté ; vous allez me suivre sans résistance, j’espère ; ne voulez-vous pas éviter par votre soumission un éclat fâcheux qui vous exposerait aux railleries, au mépris de ce monde où vous vivez ?

Estève garda le silence, un silence mêlé de rage et de confusion. Le père procureur reprit :

— Sa paternité m’a confié tous ses pouvoirs, elle m’a laissé le maître d’agir selon les inspirations de mon zèle pour la gloire de notre maison. Je me suis introduit ici sous un motif plausible ; l’habit que je porte explique mon intervention dans des affaires de famille ; vous direz que je suis envoyé par un de vos parens qui, au moment d’entreprendre un long voyage, désire vous emmener ; vous pourrez ainsi me suivre sans qu’on s’étonne de ce départ subit et sans qu’on cherche à savoir ce que vous serez devenu. Dieu permet ces subterfuges, quand ils ont pour motif les intérêts de notre sainte religion. Mon frère, réfléchissez au parti que je vous propose, il concilie les devoirs que mon état m’impose avec les sentimens de charité qui me parlent en votre faveur. Je puis ainsi vous sauver d’un éclat ignominieux ; vous disparaîtrez du monde sans y laisser une mémoire déshonorée, la mémoire d’un impie et d’un apostat.

Tandis que le moine parlait avec un accent de conviction et d’autorité en arrêtant sur Estève son regard armé d’une fermeté impassible, celui-ci, affaissé sur lui-même, le visage pâle et le front baigné d’une sueur froide, éprouvait l’agonie morale d’un homme qui n’a plus même une faible chance de salut, une lueur d’espérance.

— Et si je refusais de vous suivre ? dit-il enfin, non d’un air de défi, mais avec l’accent du désespoir.

— Alors j’emploierais la force, dit sans s’émouvoir le père procureur ; je requerrais l’assistance de la justice séculière, et, en vertu d’un ordre dont je suis muni, je vous ferais emmener par les gens de la maréchaussée.