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LE DERNIER OBLAT.

rue Saint-Denis à celle d’une grande d’Espagne ou d’une princesse de l’empire. Notre pays est le plus beau, le meilleur pays du monde ; croyez-moi, monsieur, restez en France ; ce n’est qu’en France que les Français peuvent vivre.

Mme de Champreux écoutait ces boutades de la marquise sans laisser voir son opinion, sans dire une parole pour blâmer ou encourager les projets d’Estève. Au contraire de ce qu’il aurait eu le droit d’espérer, elle le traitait avec une plus froide bienveillance après deux mois de relations journalières que pendant les premiers jours de son arrivée à Froidefont. Elle mettait dans leurs rapports une réserve attentive qui l’eût rendu bien malheureux ou bien fier s’il eût songé à l’interpréter, car il aurait pu croire que cette réserve tenait à quelque aversion ou à quelque préférence secrète ; mais il l’attribuait plus naturellement à un sentiment de dignité, d’exquise modestie. D’ailleurs, il y avait dans cette froideur même une politesse égale, un ton de douceur qui éloignait toute idée de hauteur et de dédain.

Mlle de La Rabodière, moins frivole que la marquise, moins indifférente que Mme de Champreux, et peut-être éclairée par une douloureuse expérience, avait deviné qu’Estève souffrait au fond de l’ame et qu’il éprouvait des peines dont la cause échappait à sa pénétration. Comme il ne parlait jamais du passé, elle supposa que quelque malheur, dont il voulait par fierté, par un sentiment d’honneur peut-être, garder le secret, avait frappé sa famille et détruit sa position. Dans cette persuasion, elle l’engageait indirectement à s’occuper de son avenir, de sa fortune, et ne perdait aucune occasion de lui donner de bons conseils.

Un jour, ils étaient comme seuls dans le salon, car la marquise, qui était une déterminée joueuse, faisait sa partie avec Mlle de Rochemartine, et Mme de Champreux, assise un peu à l’écart, travaillait avec une application si soutenue, qu’on pouvait croire qu’elle ne prêtait pas la moindre attention à ce qui se disait autour d’elle. Mlle de La Rabodière laissa aller la gazette qu’elle lisait, et, se rapprochant d’Estève, elle lui dit à demi-voix : — Nous aurons ce soir des gens considérables, auxquels Mme la marquise se fera un plaisir de vous présenter. Ces relations pourront vous être utiles quelque jour, s’il vous prenait envie d’entrer dans une carrière, de solliciter quelque emploi.

— Je n’ai point d’ambition, répondit Estève en soupirant ; d’ailleurs, sais-je si je serais propre à faire quelque chose ? J’aime mieux rester à l’écart, dans mon obscurité, que de tenter cette chance.