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LE DERNIER OBLAT.

avait au fond de son ame un sentiment impérieux et fatal, une passion dont il avait jusqu’alors ignoré la puissance et les redoutables entraînemens : trop faible déjà contre elle pour la vaincre, il ne songea qu’à la dissimuler.

Il y a parfois dans la vie humaine une phase dont la courte durée est plus féconde mille fois que les longues années qui l’ont précédée et suivie ; c’est l’éclair radieux qui traverse les ténèbres, c’est le souffle tiède et parfumé qui dissipe les brumes sombres et glacées, c’est l’aurore brillante et rapide qui dans les régions boréales se lève sur les longues nuits d’hiver. L’existence morne et stérile d’Estève devait avoir cette période suprême ; pendant quelques jours, quelques jours seulement, il devait vivre dans l’entier développement de ses facultés et par toutes les puissances de son être. Il comprit qu’il était arrivé à ce moment unique dans la vie, et ferma les yeux, comme un homme placé entre deux abîmes ; il détourna sa pensée de l’avenir comme du passé, et s’abandonna avec une sorte d’enivrement désespéré à ces transports cachés, à ces joies intérieures, à ces muettes souffrances qui alternativement ravissaient et brisaient son cœur. Bientôt il connut dans toute sa violence le bonheur amer que donne un amour placé si haut qu’aucun espoir de retour n’est possible. Souvent une circonstance insignifiante, un mot, un seul regard, le jetaient dans de secrets ravissemens ou dans les plus douloureuses tristesses. Mais, au milieu de toutes ces agitations, il conserva du moins assez d’empire sur lui-même pour ne pas laisser deviner la passion insensée qui consumait son ame et sa vie. Les dures contraintes de son existence passée, une longue habitude de réserve et d’impassibilité apparente, lui rendaient plus facile qu’à tout autre, peut-être, cette complète dissimulation. Tandis que son cœur battait à rompre dans sa poitrine, et que la violence de ses émotions faisait pâlir son visage, il gardait une attitude calme, et jamais une parole, un soupir ne trahit le secret de ses joies ou de ses souffrances. Dans l’abnégation et le dévouement de sa tendresse, il s’estimait heureux, trop heureux encore, et, comme les martyrs de l’amour divin, il ne voulait que souffrir et mourir pour l’objet de son adoration.

La marquise traitait Estève avec la familiarité amicale qu’autorisait son âge ; elle profitait de ses priviléges de vieille femme pour le combler de ses faveurs et pour faire de lui, à l’exclusion de tout autre, son chevalier d’honneur, lorsqu’elle avait la fantaisie de se promener à pied dans le parterre. Mme de Champreux était naturelle-