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LE DERNIER OBLAT.

perdu sa mère, et elle est restée ainsi sous la tutelle de son aïeule, qui l’a élevée avec tous les soins et toute la tendresse imaginable. Jamais elle n’a formé un désir qui n’ait été satisfait. Depuis qu’elle existe, tout ce qui l’environne lui est soumis. Sa vue inspire le respect et l’amour ; c’est comme un don qu’elle tient de la nature plus encore que de la grandeur de sa naissance. Dans le monde, sa position est des plus enviées ; elle ne voit au-dessus d’elle que les princesses du sang, et chacun sait qu’elle est maintenant le plus grand parti de la cour. Et avec tant d’avantages, tant de motifs d’orgueil, elle n’est ni fière, ni vaine. Vous avez déjà pu voir comme elle est affable et douce ; mais ce que vous ne savez pas, c’est la rare bonté, la générosité de son ame. Pour tout dire, en un mot, elle est digne du rang où Dieu l’a mise et du bonheur dont il a comblé sa vie.

— Pourtant cette vie si belle a été un moment troublée, dit Estève en hésitant ; Mme de Champreux est restée veuve bien jeune.

La demoiselle de compagnie hocha la tête avec un léger sourire. — Avez-vous entendu parler de M. de Champreux ? demanda-t-elle.

— Jamais, mademoiselle ; vivant au fond d’une province, je n’ai connu ni de près ni de loin les gens du grand monde.

— Alors je vais vous dire ce que du reste personne n’ignore, reprit la demoiselle de compagnie. Des convenances de famille avaient fait ce mariage, qui était d’ailleurs des plus mal assortis. Lorsqu’il fut célébré, Mlle de Leuzière avait dix-sept ans, M. le comte de Champreux seulement quatorze. C’était un petit bonhomme d’une jolie figure, mais chétif et souffreteux. Son éducation était tout-à-fait manquée ; il avait un petit savoir et, je crois, un plus petit génie. Sa grande occupation était de faire toutes sortes de colifichets avec du carton et des rubans ; quant à ses amusemens, c’étaient ceux d’un écolier. Il faisait beau voir Mme la comtesse, en grand habit de cour, jouer à la guerre pan pan pour divertir cet enfant malade, en attendant l’heure d’aller chez la reine, ou bien confectionner avec lui des sachets d’odeur et mille autres babioles. Parfois il se mutinait et pour un rien devenait si méchant, que Mme la marquise l’aurait volontiers mis en pénitence. Au milieu de tous ces enfantillages, il allait avoir seize ans, et peut-être sa femme commençait-elle à concevoir quelque chagrin de lui trouver si peu de raison et d’esprit pour son âge, lorsqu’il mourut presque subitement. Devant Dieu soit son ame !

Estève avait écouté ces détails avec une singulière émotion. — Comment Mme la comtesse avait-elle pu consentir à un tel mariage ?