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Estève était allé saluer la marquise en arrivant, puis il avait profité du temps qui lui restait jusqu’au souper pour faire une promenade dans le parc. Près de se retrouver au milieu de ce monde qu’il avait entrevu la veille, il éprouvait le besoin de se calmer et de se recueillir un moment : une sorte d’étonnement se mêlait à toutes ses impressions. Dans ce changement complet d’existence, rien ne rattachait le présent au passé ; il oubliait ce qu’il avait été, ou, pour mieux dire, il lui semblait qu’une incommensurable distance séparait ces deux phases de sa vie, et il perdait sans effort le pénible souvenir de celle qui venait de finir. Rien de ce qui frappait maintenant ses regards n’avait d’analogie avec ce qui l’environnait naguère ; on ne parlait plus autour de lui le même langage ; il croyait voir des êtres d’une nature différente, et, quand il faisait un retour sur sa propre individualité, il ne se reconnaissait plus lui-même ; en effet, quitter sans transition le monastère de Châalis et les moines bénédictins pour le château de Froidefont et les grandes dames de la cour, c’était changer de planète.

Estève marcha long-temps au hasard sous les sombres futaies du parc ; son ame était comme inondée par un vague sentiment de bonheur, et pourtant il ne savait ce qui le rendait heureux ; il ne se rendait pas compte de ce qu’il éprouvait ; il ignorait ce que présagent ces joies fatales qui pénètrent le cœur et l’enivrent avant même que l’amour y ait fait naître un espoir ou même un désir. Tandis qu’il traversait l’endroit le plus solitaire du parc, il aperçut dans le vert crépuscule d’une allée deux femmes qui marchaient d’un pas indolent. Un chapeau de paille posé de côté sur leur coiffure les garantissait du soleil, et elles avaient à la main une légère canne à pomme d’or. Estève reconnut sur-le-champ l’une d’elles à sa taille d’une finesse incomparable, à ses cheveux dont la nuance dorée chatoyait sous la poudre ; mais, loin de chercher à la rejoindre, il se tint à l’écart et la vit passer, caché entre les arbres. Elle avait depuis long-temps disparu, qu’il était encore à la même place, immobile et le regard fixe, comme s’il suivait par la pensée cette ravissante figure. Puis, l’esprit plongé dans d’ineffables rêveries, il reprit lentement le chemin du château.

Le soir, lorsqu’il entra au salon, les parties étaient déjà commencées ; Mme de Champreux elle-même tenait les cartes. Au moment où il s’approcha, elle détourna un peu la tête, et, sans le regarder, le salua d’un sourire. La marquise l’appela d’un petit geste, et lui dit en continuant son jeu : — Venez ça, monsieur de Tuzel, et dites-