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LE DERNIER OBLAT.

cienne cour ; jamais grande dame du temps de Louis XV ne porta avec plus de dignité une robe de quatorze aunes, sur des paniers de six pieds d’envergure, et ne marcha plus légèrement dans les salons de Versailles avec les souliers à talons. Aucune femme de cette époque ne fut aussi spirituellement ignorante, aussi parfaitement frivole, aussi gracieusement fière. L’âge n’avait modifié ni ses idées, ni sa manière de sentir ; elle se plaisait à Froidefont, non qu’elle fût désabusée des vanités du monde et lasse de se laisser aller à cet éblouissant tourbillon qui l’emportait depuis si long-temps, mais parce qu’elle avait matériellement besoin de repos pour recommencer cette vie à laquelle ses forces physiques ne suffisaient plus. Elle était d’ailleurs fort entourée dans ce qu’il lui plaisait d’appeler sa solitude. Indépendamment des hôtes qui se succédaient continuellement, il y avait à Froidefont quelques personnes attachées à sa maison, et dont la place était marquée dans sa société ; c’étaient trois ou quatre filles de qualité aussi pauvres que nobles ; l’une avait le titre de lectrice, les autres celui de demoiselles de compagnie. Toutes dépassaient de bien des années l’âge de discrétion, et il ne leur restait d’autre charme que l’esprit et les habitudes de la bonne compagnie. Le jour de l’arrivée d’Estève, Mme de Leuzière leur dit de sa petite voix grasseyante et mignarde :

— Mesdemoiselles, vous allez voir ici pendant quelque temps un jeune gentilhomme, le proche parent d’une personne qui fut fort de mes amies et à la recommandation de laquelle j’ai grand égard. Je vous prie de m’aider à faire les honneurs de chez moi à mon nouvel hôte, et de vous occuper beaucoup de lui. Il m’a paru un peu timide ; tâchez de mettre bientôt à l’aise sa sauvagerie provinciale ; j’ai à cœur que le séjour de Froidefont lui soit agréable, et qu’il en emporte un bon souvenir.

D’après les ordres de la marquise, Estève avait été installé dans un des beaux appartemens du château, et dès le premier jour il dut trouver qu’il y était comme chez lui, tant il eut le loisir et la liberté de s’y arranger à sa fantaisie. La vie qu’on menait à Froidefont était tout à la fois simple et somptueuse. Les hommes avaient à leur disposition des équipages de chasse, des chevaux, et généralement tous les moyens de distractions qu’offre la campagne ; les femmes faisaient de la tapisserie, jouaient au reversi, ou, à l’exemple de la reine Marie-Antoinette, se mêlaient parfois de travaux rustiques, et allaient, en jupe de linon relevée avec des rubans roses, voir traire les vaches dans une laiterie semblable à celle du parc de Trianon.