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DESTUTT DE TRACY.

M. de Tracy a eu beaucoup d’amis qu’il savait choisir et garder : il n’en a jamais perdu aucun que par la mort. Il se plaisait avec les jeunes gens, et ceux qui donnaient des espérances par leurs talens rencontraient le solide appui de ses conseils et de son attachement. Il pratiquait sa philosophie et très peu de choses lui suffisaient : un appartement presque nu, une frugalité constante dans ses repas, point de voiture, le même vêtement noir dans toutes les saisons, et, à côté de cette austère simplicité, le plus noble usage de la fortune. Il cherchait toutes les occasions d’aider les autres et couvrait toujours ses générosités des prétextes les plus délicats. Il demandait presque pardon à ceux qu’il obligeait, s’adressant à eux avec ce tour discret et ingénieux qui, dans les bonnes actions, est, en quelque sorte, la politesse de l’ame. Je pourrais en citer beaucoup de traits, je n’en rapporterai qu’un seul, d’après lequel on devinera le reste. En 1806, lorsque la guerre éclata entre la France et la Prusse, M. Bitaubé, membre de l’Académie française perdit une pension de deux mille écus qui lui était payée depuis les temps de Frédéric II. C’était toute son existence. M. de Tracy en fut informé, et se rendant auprès de lui : « Mon cher confrère, lui dit-il, je sais que votre pension est dans ce moment suspendue. Obligez-moi de me prendre pour votre banquier pendant tout le temps de la guerre. » Cette offre, faite avec cordialité, fut acceptée avec reconnaissance, et personne n’en aurait jamais rien su si M. Bitaubé n’en avait parlé lui-même.

M. de Tracy est du petit nombre de ces hommes rares qui ont donné le beau spectacle d’une parfaite harmonie entre l’intelligence et le caractère, entre la raison et la conduite. Il n’a pas agi autrement qu’il n’a pensé, et sa vie a été le pur reflet d’une longue idée. Pendant quatre-vingt-deux ans, il a eu le même amour pour la liberté, la même foi dans la vérité, et il a marché avec courage dans les voies droites où il était d’abord entré, sans autre ambition que celle de voir la raison triomphante et l’humanité heureuse. Ayant fait partie de cette généreuse noblesse qui avait coopéré à une révolution d’égalité ; n’ayant pas voulu quitter le sol de la patrie dans les momens du plus extrême péril ; sans crainte en prison, sans faiblesse au sénat ; dans ses livres, inspiré par le désir d’être utile ; au milieu de sa famille, affectueux ; avec ses amis, dévoué ; dans ses actions, irréprochable, M. de Tracy a été un grand philosophe, un excellent citoyen et un homme de bien.


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