Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/709

Cette page a été validée par deux contributeurs.
703
DESTUTT DE TRACY.

ment séparée de la distribution de la justice, où l’état n’opprimait point l’individu pour se maintenir, où l’individu ne menaçait point l’état pour se développer, où, aucune force n’étant perdue et les fonctions essentielles étant distinctes, la nation était grande et le citoyen libre, — la monarchie représentative, en un mot, lui parut le terme admirable de l’association humaine et le chef-d’œuvre des gouvernemens.

En commentant l’Esprit des Lois, M. de Tracy prend son point de départ plutôt dans la raison pure que dans l’expérience pratique. Disciple de l’école qui n’admettait jamais qu’un principe générateur de toutes choses et qui croyait au droit absolu, il ne faut pas être surpris s’il s’est peu rencontré et rarement entendu avec Montesquieu, dont il relève du reste, d’une manière habile et sûre, les erreurs, car ce grand homme a trop expliqué pour ne s’être pas trompé souvent. Dans son commentaire, M. de Tracy, à côté d’une admiration respectueuse, se livre à toutes les hardiesses d’un esprit indépendant et ferme. Après avoir apprécié les vues de Montesquieu, en les contestant bien des fois, il expose son propre système. Pour lui, il n’y a que deux ordres de gouvernement : les gouvernemens généraux et les gouvernemens spéciaux. Les gouvernemens spéciaux se fondent sur des intérêts particuliers, et les gouvernemens généraux ont pour origine la volonté et, pour objet, l’intérêt de tous. L’homme étant un être sociable qui, dans son union avec ses semblables, ne perd rien en liberté et gagne beaucoup en puissance, la société humaine se développe sans cesse, aux yeux de M. de Tracy, selon les lois de la raison. Aussi est-ce conformément à cette pensée de progrès et à ce besoin de perfection que M. de Tracy donne à la fois une histoire et une théorie de la société. L’histoire, telle qu’il l’aperçoit, lui offre trois degrés de civilisation qui ont pour conséquences trois genres de gouvernemens. Au premier degré se trouvent la démocratie pure et le despotisme sans limites, gouvernemens de sauvages et de barbares, ébauches informes et peu durables d’un ordre social encore à son début, où l’ignorance est dans les esprits, où l’emploi de la force domine dans l’état, et où la justice n’est que la vengeance. Au second degré se placent l’aristocratie et la monarchie, qui admettent plus de lumières dans les particuliers, plus de modération dans les lois, moins de violence dans les peines. Enfin, au troisième degré arrive la représentation pure sous un ou plusieurs chefs, gouvernement parfait selon lui, né de la volonté générale et fondé sur elle, qui a pour principe la raison, pour moyen la liberté,