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DESTUTT DE TRACY.

retraite depuis dix années, M. de Tracy était l’un des membres les plus assidus et les plus remarqués de cette société d’Auteuil, restée célèbre par une sorte d’opposition philosophique au maître tout puissant de la France et par beaucoup d’esprit. L’indépendance intellectuelle de cette petite société inquiétait le législateur armé qui, ayant placé son épée et son génie entre les partis, prescrivant le silence à leurs opinions pour l’imposer à leurs haines, contentant leurs intérêts pour donner le change à leurs idées, les détachant de leurs droits pour les arracher à leurs rêves, ne voulait pas même, en accomplissant sa grande tâche, rencontrer la contradiction de l’esprit humain, et après avoir dédaigneusement appelé les derniers opposans des idéologues, supprima, en 1803, la classe des sciences morales et politiques dont ils faisaient presque tous partie. La société d’Auteuil n’en subsista pas moins et continua de penser librement. Jusqu’à la mort de Mme Helvétius, en 1800, elle s’était réunie chez cette femme excellente et gracieuse, l’amie de Turgot, de Condillac, de Francklin, de Condorcet, de Malesherbes, la mère adoptive de Cabanis, qui, selon l’heureuse expression de M. de Tracy, « avait compté les évènemens de sa vie par les mouvemens de son cœur. » C’est dans cette société où Sieyès paraissait quelquefois et où se rencontraient habituellement Cabanis, Volney, Garat, Chénier, Ginguené, Daunou, M. de Tracy, que se conservèrent avec fidélité les maximes généreuses du XVIIIe siècle, les grandes traditions de 1789, et qu’en cultivant la philosophie et les lettres, on s’entretenait des anciennes espérances, des idées plus durables que les partis, et l’on comptait sur la liberté qui renaîtrait un jour.

Rayé de l’Institut, mais membre inamovible du sénat, M. de Tracy poursuivit le cours de ses travaux et ne cessa point de voter selon ses pensées. Appliquant alors sa doctrine à l’expression des idées et à leur déduction, il publia sa Grammaire générale et sa Logique, véritables chefs-d’œuvre dans lesquels il montra la théorie philosophique du langage et développa les règles du raisonnement avec une rare finesse d’observation et une extrême profondeur d’analyse. Il n’excella pas moins dans son Traité de la volonté, qui fut en même temps un beau traité d’économie politique, dans lequel, successeur de Smith, émule de son ami J.-B. Say, il appréciait avec une grande sagacité la valeur du travail, la théorie des monnaies, la nature et l’influence de l’impôt, et il exposait toute la science de la richesse sous une forme saisissante, dans l’enchaînement rigoureux de ses vérités fondamentales. Ces livres, où perce toute la pénétration d’es-