Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/698

Cette page a été validée par deux contributeurs.
692
REVUE DES DEUX MONDES.

leur action réciproque, ces principes divers dont les affinités et les répulsions concouraient à l’organisation savante et aux harmonies animées de notre univers, ne décomposait pas seulement, mais créait en refaisant, à l’aide de la science, ce qui n’avait été produit encore que par les forces cachées de la nature, et semblait donner la souveraine disposition de la matière à l’homme prêt à lever enfin le voile qui couvrait les procédés de la création et lui dérobait les ressorts mystérieux de la vie.

Sans croire à toutes les promesses d’une science que ses heureuses tentatives rendaient très hardie dans ses espérances, M. de Tracy devint un de ses fervens adeptes. Lavoisier et Fourcroy furent ses seconds maîtres. Ils lui inspirèrent de l’enthousiasme pour la méthode analytique qui conduisait à des résultats si imprévus et si certains, et ils lui firent admirer alors, pour l’imiter plus tard, la langue habilement combinée qui plaçait dans l’arrangement même des mots la connaissance exacte des choses. Leur influence sur lui fut profonde, et plus tard le philosophe n’oublia peut-être pas assez le chimiste.

L’esprit de M. de Tracy, qui avait été trop exigeant pour rester dans l’école de Buffon, était trop élevé pour s’arrêter dans celle de Lavoisier. Aussi, après avoir étudié les phénomènes de la matière, il rechercha les lois de l’intelligence, et il prit pour ses derniers maîtres Locke et Condillac. Mais ce ne fut pas dans sa tranquille retraite, au sein de sa famille, au milieu de ses amis, qu’il aborda les grands problèmes du monde moral. Il y avait un peu plus d’un an qu’il s’était retiré à Auteuil, lorsqu’il fut arraché violemment à ses travaux. Au moment où la plus sombre terreur se répandait sur la France, où tout ce qui avait distingué autrefois rendait suspect, où tout homme suspect devenait captif, et où tout captif semblait marqué d’avance du sceau de la mort, M. de Tracy fut enveloppé dans la proscription commune. Le 2 novembre 1793, au matin, un détachement de l’armée révolutionnaire commandé par le fameux général Ronsin entoura sa maison d’Auteuil, et, après une visite domiciliaire qui ne laissa découvrir que ses très innocens travaux, il fut conduit à Paris et enfermé à l’Abbaye. Il resta déposé pendant six longues semaines au réfectoire de cette prison avec trois cents compagnons de captivité, qui y étaient entassés dans un espace si étroit et au milieu d’un air si infect, qu’ils pouvaient à peine s’y mouvoir et y respirer. Il reçut toutefois, dans ce triste séjour, une consolation inattendue. Il y était depuis peu, lorsqu’il vit introduire un prison-