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étrangère, ou le roi succombant, par l’imprudence de l’émigration, sous la défiance et sous les emportemens populaires.

Il ne se trompait point, et pendant qu’il allait combattre la coalition européenne, le trône s’écroulait au 10 août. Le général Lafayette, qui venait d’essayer, par un dernier mais inutile effort, d’affermir la constitution ébranlée, demeurant fidèle à ses opinions et à ses sermens, se déclara contre la victoire républicaine. Décrété d’accusation par le parti triomphant, il se vit réduit à quitter la France pour que la révolution ne fût pas compromise par sa résistance ou souillée par sa mort. La veille de son départ, il prévint M. de Tracy de sa résolution. Elle était trop inévitable et trop légitime pour que M. de Tracy la désapprouvât, mais il ne crut pas devoir s’y associer. Ses périls étant moins certains, il se considéra comme soumis à d’autres obligations, et il pensa que, s’il n’avait pas le pouvoir de servir sa cause, il n’avait pas le droit de quitter son pays. Il ne se démit pas même de son grade de maréchal-de-camp, et il se fit accorder un congé sans terme par le général qui, le lendemain, devait être un proscrit. Alors ces nobles amis se séparèrent. L’un franchit la frontière et n’échappa aux violences populaires que pour être jeté dans les cachots d’Olmütz ; l’autre se dirigea vers Paris, l’ame attristée, mais ferme, résolu de traverser sans imprudence comme sans crainte les jours obscurs qui se levaient sur l’horizon orageux de la France.

La famille de M. de Tracy était dans ce moment dispersée. Sa mère, sa femme, ses trois enfans, se rendirent à Auteuil, où il vint s’établir avec eux et où il trouva Condorcet, Cabanis, Mme Helvétius et d’autres amis non moins chers à son cœur. C’est là qu’au milieu des champs, dans une retraite studieuse, mais trop rapprochée du foyer ardent des révolutions, M. de Tracy, occupé de l’éducation de ses enfans et de la culture de son esprit, détourna la vue du lugubre théâtre des évènemens pour la porter dans la région sereine des idées, et donna dès-lors à sa vie un cours tout nouveau.

Si, dans l’histoire de la pensée humaine, il est toujours curieux d’assister au développement d’une forte intelligence, c’est un spectacle qu’il nous est permis de contempler en suivant M. de Tracy dans la formation de la sienne ainsi que dans ses découvertes. Grace à l’obligeante communication de tous ses manuscrits, que je dois au digne héritier de ses nobles sentimens comme de son nom, je peux indiquer les directions diverses qu’il a prises, les maîtres successifs dont il a subi l’influence, l’origine certaine de ses systèmes, et en