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DU MOUVEMENT PHILOSOPHIQUE.

pour arriver à cette autre proposition un peu plus suspecte : « Il n’y a qu’une seule substance, dont tout le reste est un attribut ou un mode[1]. » Mais la question est de savoir si la première conduit nécessairement à la seconde, et c’est là que M. Bouillier est tombé dans l’erreur. Que peut signifier en effet cette proposition, qu’il ne peut y avoir deux substances de même attribut ? Si vous la prenez dans le sens de Spinoza, elle signifie qu’il ne peut y avoir deux dieux. Si vous la prenez dans le sens ordinaire, elle signifie qu’il ne peut y avoir deux êtres absolument identiques dans leur essence, et c’est tout uniment le principe des indiscernables. M. Bouillier voudrait-il ici faire la guerre à Leibnitz, pour lequel il professe ailleurs une admiration si sincère et si légitime ?

En ne tenant aucun compte des manuels et des cahiers de cours, et de quelques ouvrages bizarres ou extravagans qui ne méritent pas l’honneur qu’on leur ferait de les réfuter, et de les tirer ainsi de l’obscurité qui leur convient, nous ne trouvons en province que deux philosophes spéculatifs, l’un tout jeune, M. Blanc Saint-Bonnet, l’autre déjà mûr et connu par d’assez grands succès dans l’enseignement et dans la prédication, M. l’abbé Bautain. Loin de nous plaindre de cette disette, nous nous en félicitons sincèrement dans l’intérêt de la philosophie. Est-ce donc un bien que d’être inondés chaque jour des publications de M. Rogniat ou de M. Guiraud ? Plût à Dieu que nous eussions rencontré en province un livre, un seul, digne de faire époque dans la science !

L’ouvrage de M. Blanc Saint-Bonnet a été publié sous ce titre assez bizarre : De l’Unité spirituelle, ou de la Société et de son but au-delà du temps[2]. Cet ouvrage a quelques analogies avec le dernier livre de M. de La Mennais : Esquisse d’une philosophie. Comme M. de La Mennais, M. Blanc Saint-Bonnet aspire à renouveler entièrement la science, et à construire une synthèse complète ; entreprise téméraire pour M. de La Mennais, malgré ses cinquante ans et son génie, et qui atteste dans M. Saint-Bonnet plus d’ardeur et d’impétuosité que de prudence. Ici, comme dans l’Esquisse, on s’efforce de réconcilier, non pas la raison et la révélation, mais, ce qui est fort différent, la raison et la tradition, c’est-à-dire que, par les lumières naturelles, on veut construire une métaphysique qui soit en tout d’accord avec la métaphysique chrétienne. La trinité de M. de La Mennais n’avait

  1. Éthique, p. 1, prop. 14 et 15.
  2. Paris, chez Pitois.