Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/663

Cette page a été validée par deux contributeurs.
657
ÉTUDES SUR LES TRAGIQUES GRECS.

et dont n’étaient pas même exemptes les figures qui portaient la mitre, la tiare ou le diadème[1]. Cette singulière et peu gracieuse disposition du masque tragique passa de Grèce à Rome. C’est évidemment à cette sorte de difformité que fait allusion ce passage de Varron : Tragici prodeunt capite gibbero, cum antiqua lege ad frontem superficies accedebat.

Et ce n’était pas encore là tout. Le bon sens indique qu’on ne pouvait exagérer à ce point la stature de l’acteur tragique sans ajouter en même temps à la longueur de ses bras et à l’épaisseur de sa taille, sous peine de jeter dans l’ensemble la plus choquante disproportion. Lucien s’est fort égayé, dans plusieurs de ses dialogues, aux dépens des ventres postiches, des faux estomacs et des longues mains rembourrées, qui composaient la garde-robe du tragédien ; mais, tout en faisant dans ces passages la part de la parodie et du sarcasme, on est bien obligé d’admettre la réalité de ces expédiens. Plusieurs autres écrivains parlent très sérieusement, d’ailleurs, de ces plastrons, qu’ils nomment, comme Lucien, προστερνίδια, pectoralia, προγαστρίδια, ventralia, et que saint Justin appelle cruement de faux ventres, κοιλίαι ἑπίπλασται. D’une autre part, saint Chrysostôme, d’accord avec le vieil auteur de la vie d’Eschyle[2], nous fournit quelques renseignemens sur les curieuses alonges qui suppléaient à ce que les bras des tragédiens auraient eu, sans cela, de trop grêle et de trop court. Ces fausses mains étaient des espèces de gants, assez semblables, je crois, à ceux dont nous nous servons dans les salles d’escrime. Les Grecs leur donnaient le nom de χειρίδες, et les Romains, de manulei : au moyen-âge, nous les aurions appelés brassarts ou gantelets.

Dans ce singulier équipage, les acteurs tragiques étaient donc fort éloignés de ressembler aux statues que l’art grec nous a léguées. On n’a besoin, pour s’en convaincre, que de jeter les yeux sur une des peintures ou des mosaïques dont nous avons parlé. Mais, quoique absolument dissemblable des vêtemens adoptés par la statuaire, le costume de la tragédie, ample, majestueux, consacré par les traditions du culte public, n’avait en soi rien qui dût choquer le goût délicat de ce peuple si amoureux de la beauté. Seulement on conçoit que cet appareil formidable et gigantesque ait pu causer une certaine impression de surprise et de terreur aux habitans des contrées récemment conquises à la civilisation grecque et romaine, et dont les yeux

  1. Atlas de Pacho, pl. L.
  2. Æsch. Vit., Robort. — Chysost., Hom. VIII in Timoth., t. VI, p. 457.