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La patrie céleste, lumineuse, constamment opposée au désert, à l’exil terrestre, où le voyageur, entendant jour et nuit un cor mystérieux, une voix du pays natal, finit par mourir dans une illusion toujours déçue ; sympathies tumultueuses et lointaines, vagues désirs tournés vers l’infini, semblables au fond du cœur à cette fièvre étrange qui remue le vin dans la tonne sous l’influence de la vigne en fleur : telle est cette poésie de Kerner. S’il s’éveille au matin, c’est pour regretter le rêve de la nuit, le rêve libre, indépendant, que les entraves de l’existence remplacent ; s’il rencontre sur le soir une blonde fileuse dont il s’attarde à chanter le travail, c’est qu’il voit au bout un suaire. Larmes silencieuses, blessures du cœur, où trouver un baume à vos souffrances ? La nature, parmi tant de simples et de racines, n’a qu’une herbe pour vous guérir : la mousse des tombeaux.

Ce goût, ou plutôt, pour parler le langage de Saint-Simon, ce vol pour la nature est tel chez notre poète, que les objets qui semblent les moins faits pour s’animer s’y soumettent, et, grace aux plus curieuses métamorphoses, prennent part à la vie active. Ainsi, la tour de Saint-Étienne à Vienne se change en un pâtre gigantesque qui garde le troupeau des étoiles au firmament :

« Lumineux, le troupeau chemine sur la colline bleue du ciel, et le pâtre, debout, solitaire, livre sa plainte à la nuit.

« Ainsi tu chantes ton antique peine, ô sublime esprit ; cependant l’inerte sommeil enveloppe le monde.

« — Ô temps glorieux de la terre, où jadis je conduisais dans le droit sentier le pieux troupeau, race naïve et fidèle !

« Alors les chants sacrés résonnaient gravement sous mes arceaux divins ; alors princes, héros, entraient et sortaient avec humilité.

« Alors des hommes trônaient puissamment dans la salle impériale allemande ; puis, fidèles et droits, descendaient habiter dans le val souterrain.

« Ô vous, femmes décentes, ô vous, héros forts et magnanimes, troupeaux qui m’êtes restés fidèles, vous reposez dans mon sein.

« Mais qui se glisse en bas, maintenant, en clignant des yeux à la lumière du soleil ? Esclaves, éloignez-vous de moi, je ne suis pas votre gardien.

« Les étoiles m’ont choisi pour leur guide, depuis qu’en votre vertige vous vous êtes vous-mêmes perdus.

Ainsi du pinacle sublime chantait l’esprit de la tour ; les étoiles s’effaçaient, l’oiseau ouvrait ses ailes.

« Le soleil montait du sein de l’abîme, la tour se dressait silencieuse, à ses pieds s’agitaient et se démenaient les atômes humains. »

Peut-être doit-on regretter de ne pas trouver dans cette pièce cer-