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LE DERNIER OBLAT.

maison où il n’y a ni fêtes, ni grandes assemblées, sont des amis fort rares. Pour moi, je ne m’en plains pas, j’aime la solitude et la campagne ; mais je trouve peu de gens qui aient le même goût. Allez-vous beaucoup dans le monde, monsieur ?

Cette question si simple troubla Estève ; il répondit d’une voix brève et basse :

— Non, madame ; j’ai toujours vécu au contraire dans la solitude, et je redoute le contact de ce monde, auquel je suis étranger.

— Ah ! vous êtes un peu misanthrope, dit gaiement la jeune dame ; eh bien ! tant mieux, vous vous contenterez ainsi des distractions qu’on trouve dans notre retraite. Quand vous nous ferez l’honneur de revenir, vous pourrez choisir entre une chasse dans le parc, une partie de pêche sur les étangs, ou bien la promenade et le reversi. — Laquelle de toutes ces choses préférez-vous, monsieur ?

— Celle que sans doute, madame, vous préférez aussi, la promenade, répondit Estève en tournant les yeux vers le parc, dont les futaies immenses jetaient aux approches du soir des ombres allongées sur les tapis de gazon.

La comtesse se leva en souriant et poussa le battant de la porte vitrée qui donnait sur le parterre : — Allons, monsieur ? dit-elle.

— Vous descendez dans le parterre, dit la marquise sans quitter son jeu ; c’est bien. Allez, allez, ma reine, faites les honneurs de céans à M. de Tuzel.

Une singulière transformation s’opérait rapidement dans l’esprit et dans la manière d’être d’Estève. Le monde au milieu duquel il se trouvait tout à coup transporté lui était tellement sympathique, qu’il semblait qu’une sorte d’intuition l’avait déjà initié à cette vie nouvelle. Le présent effaçait le passé ; il agissait comme si son existence morale eût daté de la veille, et, sans calcul, sans effort, il s’identifiait complètement avec le personnage qu’il représentait dans la société de la marquise de Leuzière. Le léger embarras qu’il avait éprouvé en se trouvant seul dans les allées du parterre avec Mme de Champreux s’était promptement dissipé, et, quoiqu’il n’eût point cet usage du monde qui rend plus faciles toutes les conversations, il dut paraître à la jeune femme un homme spirituel et de façons tout-à-fait convenables ; peut-être même prit-elle plus de plaisir à son entretien qu’à celui des hommes de sa société habituelle, parce qu’il ne lui disait point de ces banalités élégantes qui défraient les causeries des gens du monde.