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REVUE DES DEUX MONDES.

M. de Baiville vint m’annoncer sa résolution… Il disait que la grace de Dieu l’avait touché. Je le crus, mais je m’étais figuré que cela ne durerait pas ; autrement, j’aurais tenté de lui ôter cette idée, et j’en serais venue à bout… oui, monsieur, j’en serais venue à bout…

— Je n’en doute pas, madame, répondit Estève avec un léger sourire.

— Et vous êtes son parent, monsieur ? reprit la vieille dame en regardant Estève ; un petit neveu qu’il aime comme son enfant. Soyez le bien-venu chez moi, monsieur, et veuillez vous y considérer comme chez vous. J’entends que vous passiez quelques jours à Froidefont.

— Permettez-moi, madame, de refuser votre invitation, répondit-il avec embarras ; j’ai le projet d’entreprendre un long voyage, et il me faut faire des préparatifs. Pourtant j’aurai l’honneur de vous revoir encore.

— Prétextes que tout cela ! dit gaiement la marquise. Votre oncle m’écrit que vous n’aimez pas le monde, que vous êtes timide et sauvage à l’excès ; je conçois cela, puisque vous avez toujours demeuré au fond de votre province. Mais nous aussi nous vivons dans la solitude, dans une solitude absolue. Nous avons, les unes après les autres, quelques femmes de notre intimité, de notre famille, voilà tout.

— Ce petit nombre de personnes, qui est pour vous, madame la marquise, un cercle intime, serait pour moi un monde fort imposant.

— Eh bien ! soit ; mais je veux du moins que vous veniez me voir fort souvent. Aujourd’hui, d’abord, je vous garde. N’ayez pas peur ; nous n’avons absolument personne. Je veux que vous écriviez à M. de Baiville que vous avez passé une journée chez moi. Ce pauvre comte, je suis sûre que cela lui fera plaisir.

Estève ne résista pas à cette invitation. Indépendamment de la gratitude que lui inspirait un si bon accueil, il prenait beaucoup de plaisir à entendre la marquise. Il l’observait avec intérêt, et tâchait d’apercevoir sous ses rides les attraits qui avaient charmé jadis le comte de Baiville. Il se sentait d’ailleurs attiré par la grace, la dignité bienveillante, la coquetterie de cette vieille femme, qui le recevait avec un empressement si affable en mémoire de son ancien adorateur.

Ce plaisir d’observation avait quelque chose de si nouveau, qu’il s’y livrait avec les mêmes sensations qu’un voyageur qui aborderait