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LE DERNIER OBLAT.

que l’on apercevait à l’extrémité d’une longue avenue de tilleuls et de marronniers, avait l’aspect grandiose des monumens dont les lignes droites et prolongées se détachent sur des masses profondes de verdure. L’ensemble de ce paysage était sévère, imposant, triste même ; mais à mesure qu’on approchait, la vue se reposait sur des détails d’un goût charmant. La voiture s’arrêta à la grille ; Estève traversa la cour d’honneur et monta le perron avec un violent battement de cœur ; déjà un des gens du château était allé prévenir la marquise qu’un étranger sollicitait l’honneur de la voir. En attendant, Estève fut introduit dans un vaste salon, où il demeura seul. En ce moment, il était presque effrayé de sa démarche, et il s’inquiétait d’avance des questions de la marquise. L’espèce de mensonge qu’il allait faire répugnait à sa loyauté ; il hésitait, il se fût enfui volontiers, car il y avait dans son ame un grand courage, mais point d’audace. Il fut tiré bientôt de ces perplexités par un valet qui, à demi-voix et d’un ton respectueux, vint lui annoncer que la marquise l’attendait.

Plusieurs portes s’ouvrirent et se refermèrent successivement derrière lui. Son trouble était si grand, qu’il avançait machinalement et sans rien voir ; il ne vit rien jusqu’au moment où il se trouva en face d’une petite vieille femme assise au coin d’une bergère, et capricieusement occupée à tresser, avec des faveurs roses, les soies d’un bel épagneul couché sur ses genoux. Alors tout son sang-froid lui revint subitement ; il répondit au gracieux salut de la dame par une inclination profonde, et dit en lui présentant la lettre : — C’est sous les auspices d’une personne qui a eu l’honneur de vous connaître autrefois que j’ose me présenter chez vous, madame la marquise.

La vieille dame l’invita du geste à s’asseoir, et, tirant ses lunettes, elle parcourut la lettre : — Eh ! bon Dieu ! s’écria-t-elle en repoussant l’épagneul à moitié pomponné et en se levant avec une vivacité juvénile ; eh ! bon Dieu ! c’est ce pauvre comte qui m’écrit ; je le tenais pour mort ! Il y a si long-temps que je n’avais entendu parler de lui ! Vous êtes son parent, monsieur, vous l’avez vu dernièrement ? Comment se porte-t-il ? comment se trouve-t-il dans son couvent ?

— Parfaitement bien, madame, répondit Estève un peu étourdi de la question.

— C’est une triste vie pourtant que celle-là ! reprit la marquise avec un soupir ; il fallait avoir une bien mauvaise tête pour prendre un parti si violent. Ah ! je me suis souvenue bien des fois du jour où