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LE DERNIER OBLAT.

vingtaine de lieues vous n’alliez pas plus loin. L’ordre de vous arrêter serait arrivé plus tôt que vous aux frontières, car on supposera nécessairement que vous cherchez à gagner les pays protestans, et que vous allez vous réfugier en Allemagne ou en Hollande. D’ailleurs il vous faut un passeport, des papiers qu’on ne se procure pas aisément. Vous resterez donc aux environs de Paris jusqu’à ce que les premières poursuites se ralentissent. Ici, l’on ne soupçonnera pas d’abord que vous avez fui ; l’idée de quelque accident funeste sera la première qui se présentera ; on explorera la forêt, on mettra à sec les étangs du monastère, on sondera les puits, et ce n’est que lorsqu’on aura la certitude de votre entière disparition qu’on verra la vérité. Cela vous donnera au moins deux jours de sécurité : vous les emploierez à chercher un asile où vous puissiez passer quatre ou cinq mois à attendre que les poursuites dirigées contre vous soient moins actives ; mais il faudra repartir ensuite, car, si la police cesse de s’occuper de vous, l’autorité ecclésiastique ne vous oubliera pas ; une circulaire aura donné avis de votre fuite et envoyé votre signalement à toutes les maisons de l’Ordre, et, dans toute l’étendue des pays catholiques, il n’y a point d’endroit où vous puissiez demeurer en sûreté.

— Mon père, ce n’est pas cet exil qui m’épouvante, hélas ! un religieux n’a point de patrie ; mais comment ferai-je pour me procurer les moyens de sortir du royaume ? Que deviendrai-je dans ce monde où je vais me trouver entièrement isolé, sans position que je puisse avouer, sans nom ?

— J’ai réfléchi là-dessus aussi, mon cher fils ; et peut-être, moi pauvre religieux, oublié, mort au monde, puis-je encore vous y faire trouver une puissante protection. La plupart de ceux que j’ai laissés dans la vie du siècle n’existent plus, ceux de mes amis, de mes compagnons de plaisirs qui vivent encore, m’ont oublié ; mais il y a une femme à laquelle mon nom seul doit rappeler un souvenir. C’est une grande dame, une dame de la cour ; elle était âgée de vingt ans à peine quand je vins ensevelir ici la folle passion que j’avais pour elle. Aujourd’hui ce doit être une vénérable douairière, tout-à-fait revenue des jolis péchés de sa jeunesse, dévote peut-être ; je vous donnerai une lettre pour elle, je vous recommanderai comme un jeune homme, mon parent, qui, pour la première fois, quitte la province, et pour lequel je sollicite sa bienveillance. Quand vous aurez accès dans sa maison, personne ne vous prendra pour un aventurier, et vous obtiendrez aisément, avec un mot de sa main,