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Le père Timothée songea un moment à cette proposition, qu’il était loin de prévoir ; puis, tendant la main à Estève avec un geste négatif, il répondit : — Non, mon cher fils ; le peu de temps qui me reste à vivre ne vaut pas la peine que je sorte d’ici. D’ailleurs, ma présence augmenterait le danger de votre entreprise. Assez de mauvaises chances vous menacent, n’y ajoutons pas celles que vous susciterait la compagnie d’un pauvre vieillard. Je vous connais ; vous ne m’abandonneriez pas dans un moment de danger, et nous péririons ensemble. Mon enfant, vous partirez seul.

Estève connaissait assez le père Timothée pour savoir que cette réponse était son dernier mot, et il n’essaya pas de changer une détermination qu’il avait si fermement exprimée. Seulement il lui dit :

— Mon père, si quelque jour je suis libre et en sûreté hors de France, auriez-vous quelque scrupule de me venir trouver ?

— Non, mon fils, répondit le vieux moine, séduit malgré lui par cette vague espérance.

— Au moment de prendre un parti si violent, si décisif, continua Estève, je n’éprouve aucune crainte, aucune hésitation, mais je m’inquiète des obstacles matériels.

— J’y ai songé, et je crois avoir tout prévu. Les premières difficultés ne sont rien. Vous vous procurerez aisément un habit séculier ; il n’y aura qu’à aller chercher dans le vestiaire un de ceux que les novices ont laissés en prenant la robe de laine et le scapulaire : le vôtre même doit y être encore, et, qui sait ? le mien peut-être, l’habit de velours et l’épée que j’avais au côté en entrant ici vers la fin de l’année 1745. Toutes ces dépouilles gisent au fond des armoires sous la garde du frère Prosper, qui n’y touche jamais. Je me charge de choisir là un habillement complet que je porterai pièce à pièce hors du couvent ; — oui, hors du couvent, car vous sortirez d’ici en plein jour, avec votre robe blanche et votre manteau noir. Mais à la promenade, lorsque les religieux seront dispersés comme de coutume à l’entrée de la forêt, vous gagnerez la route qu’on appelle le Pavé Davesne, et vous irez jusqu’à cette maisonnette ruinée qu’on voit à gauche, au milieu d’un taillis. Là, sous les décombres, vous trouverez vos habits. La nuit venue, vous partirez sans autre bagage que le coffret qui est ici, sous cette pierre, et vous prendrez à pied le chemin de Senlis. Ensuite tout dépendra du hasard et de l’occasion ; vous monterez dans la première voiture publique qui passera, et vous vous laisserez conduire, n’importe où, pourvu que vous vous éloigniez de Châalis. Cependant je suis d’avis qu’après avoir fait une