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LE DERNIER OBLAT.

un bon religieux, et dont les intentions et les soins avaient été si vains. L’abbé Girou prit aisément le change sur la situation d’esprit de son élève. Il attribua la tristesse d’Estève au malheur récent qui l’avait frappé, et il pensa que son existence dans le cloître était sinon heureuse, du moins facile et paisible. Les discours du prieur confirmèrent l’abbé dans cette opinion. Le père Anselme lui peignit le jeune profès comme un élu, un prédestiné, l’exemple de toutes les vertus que doit avoir le parfait religieux.

— Monsieur l’abbé, lui dit-il un jour, j’ai fondé sur le père Estève de grandes espérances, et je demande tous les jours à Dieu de lui rendre la santé, pour que je puisse entreprendre bientôt tout ce que j’ai résolu de faire en sa faveur. Les hommes d’une grande naissance et d’un mérite éminent sont rares aujourd’hui dans notre ordre : monsieur l’abbé, votre élève peut me succéder un jour.

L’abbé Girou ne passa qu’une semaine à Châalis ; la protection d’un ancien ami lui avait fait obtenir la place d’aumônier dans une des prisons de Paris, et il alla prendre possession de son nouvel emploi. Avant son départ, Estève, auquel il n’avait pas une seule fois parlé du marquis de Blanquefort, lui dit non sans hésitation et d’une voix troublée :

— Monsieur l’abbé, à présent que ma pauvre mère et ma tante sont mortes, il semble que je n’ai plus de famille au monde… Pourtant mon père existe encore. Je ne demande rien, je n’attends rien de lui, pas même une marque de souvenir ; mais dites-moi s’il vit heureux.

— Dieu l’a cruellement frappé dans l’objet unique de son affection, répondit le vieux prêtre en soupirant ; il ne s’est pas consolé de la mort de son fils aîné.

Quelque temps après le départ de l’abbé Girou, le père Timothée emmena un soir Estève dans l’enclos funèbre qui environnait la Chapelle du Roi. On était à la fin d’avril. Comme une année auparavant, les lilas fleurissaient autour des pierres tumulaires, et les tièdes haleines, les parfums répandus dans les airs, annonçaient le printemps.

— Mon fils, dit le vieux moine en arrêtant sur Estève son regard froid et mélancolique, il y a un an, vous avez sacrifié à des considérations de respect et de tendresse filiale l’espoir de votre liberté ; aujourd’hui aucun motif ne vous arrête plus, il faut partir.

— Oui, mon père, répondit Estève avec une tranquillité qui prouvait que sa résolution n’était pas spontanée, oui, j’y suis déterminé, et, si vous le voulez, nous partirons ensemble.