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toutes ses sensations étaient émoussées par la surexcitation qu’il venait d’éprouver. Il était comme ces plantes qui ont grandi dans les lieux sombres, et qu’un rayon de soleil, le moindre souffle de vent, brûle et flétrit. Vers minuit, Mme Godefroi lui fit dire qu’elle l’attendait.

La vieille dame n’avait pas quitté sa chaise longue ; mais les rideaux étaient baissés et les portes fermées, comme si elle venait de se coucher. La lampe de nuit veillait au coin de la cheminée, et le chien favori dormait déjà aux pieds de sa maîtresse. Andrette et deux autres femmes qui passaient ordinairement la nuit près de Mme Godefroi se retirèrent dans une chambre voisine, et Estève resta seul avec la malade.

— Mon enfant, lui dit-elle avec un soupir, ma fin approche, et je ne m’en irais pas tranquille si je vous laissais ainsi. Il faut que votre sort change ; il changera si vous le voulez.

— Puis-je le vouloir ? mon Dieu ! s’écria Estève ; vous qui êtes pour moi une amie, une seconde mère, éclairez-moi, guidez-moi. Depuis quelque temps, je m’adresse à moi-même des questions que je ne puis résoudre, et presque malgré moi j’ai conçu un espoir. Vous savez l’affreux malheur qui a frappé notre famille. Mon frère est mort, et c’est un parent éloigné qui est appelé à porter le nom et à recueillir l’héritage de la maison de Blanquefort. Pourquoi ne songerait-on pas plutôt à me les rendre ? pourquoi ma famille ne s’adresserait-elle pas à la cour de Rome pour me faire relever de mes vœux ? Sous l’influence de cette pensée, j’avais résolu d’écrire à mon père lui-même…

— Non, non, interrompit Mme Godefroi effrayée, gardez-vous d’y songer. Le marquis n’a jamais eu pour vous les sentimens d’un père ; il n’aimait que son fils aîné.

— Je le sais, hélas ! répondit Estève ; mais, à présent que je suis son seul enfant, s’il me revoyait, il m’aimerait peut-être.

— Jamais, Estève ; renoncez à cette espérance, elle est vaine. J’ai songé à d’autres moyens, j’y ai songé il y a déjà long-temps. Elle lui raconta alors ses premiers projets, et l’intention qu’elle avait eue de lui donner une fortune avec laquelle il aurait vécu à l’étranger sans rien devoir à son père, en renonçant même au nom de Blanquefort pour prendre celui de sa mère. — Mais j’arrivai trop tard, continua-t-elle, vous veniez de prononcer vos vœux. Maintenant je veux mettre à votre disposition les mêmes moyens d’indépendance ;