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LE DERNIER OBLAT.

enfans, égayaient cet intérieur, dont sans eux la magnificence eût été bien triste pour les deux vieillards.

Un peu après l’arrivée d’Estève, trois ou quatre marmots, élevés à la Jean-Jacques, firent irruption dans la chambre de leur aïeule. C’étaient de beaux enfans blancs et roses vêtus presque aussi légèrement que des amours. Un simple fourreau de bazin couvrait leurs formes potelées, et leurs cheveux blonds flottaient en grosses boucles naturelles autour de leurs visages épanouis. L’extrême simplicité de cette tenue contrastait avec la toilette bizarre et embarrassante des jeunes mères, qui, selon la mode du temps, avaient les cheveux poudrés et relevés en hérisson, et portaient des robes ouvertes et traînantes sur des jupes à falbalas. Vers l’heure du souper, quelques étrangers arrivèrent : c’étaient les débris de la société de beaux esprits que Mme Godefroi avait long-temps réunie dans ses salons. Les années précédentes avaient vu mourir les membres les plus illustres de ce cénacle, et quelques disciples des encyclopédistes restaient seuls de l’audacieuse phalange dont la vieille dame avait suivi l’étendard proscrit et victorieux.

Estève, assis à l’écart et réfugié pour ainsi dire derrière la chaise longue de Mme Godefroi, écoutait avec une surprise et un intérêt indicible la conversation tour à tour frivole et profonde de ces gens accoutumés à traiter sous une forme légère les plus graves questions. Au premier moment, sa présence avait jeté parmi eux une sorte de contrainte ; c’était une chose inouie que l’apparition d’une robe de moine chez Mme Godefroi, et les plus zélés furent près de s’en scandaliser ; mais la physionomie timide et mélancolique d’Estève les désarma. On se mit à discourir gaiement et librement sur toutes choses. Le vieux Godefroi, à moitié assoupi au coin de la cheminée, avait l’air de lire la gazette ; les jeunes femmes faisaient de la parfilure, assises devant un guéridon, et les enfans jouaient autour d’elles sur le tapis. Ce tableau d’intérieur, cette scène tranquille qui environnait une femme mourante de douces et sereines distractions, touchèrent vivement Estève. Il songea à une autre personne bien chère dont les derniers jours s’écoulaient dans la douleur et l’isolement. — Hélas ! pensa-t-il le cœur navré, ma mère sera seule à ses derniers momens !

À onze heures, Mme Godefroi congédia tout le monde. On passa dans la salle à manger ; mais Estève soupa seul dans l’appartement qu’on lui avait préparé. Les agitations de cette soirée l’avaient brisé ;