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il vit de la vie réelle, et cette observation lui est indispensable. Aimant l’indépendance de l’individu, l’examen de toutes choses, la moralité chrétienne et la vie domestique, il tire de ces profondeurs une littérature complète de la vie privée et de l’observation humaine, le drame-roman de Shakspeare, le roman-drame de Richardson, le poème-roman de Byron, le roman-chronique de Walter Scott.

L’introduction et l’action des femmes dans la vie privée et même publique se rangent en première ligne parmi les élémens du roman. Elles possèdent, comme on sait, le don d’observation analytique et le discernement des caractères : elles en ont besoin, étant faibles. Je reconnais donc pour élémens de ce nouvel art le christianisme et le casuitisme, le germanisme et l’individualité, le Nord et l’analyse, la femme et sa sagacité. Sous le niveau chrétien, le mendiant est digne d’observation comme le roi. L’indépendance germanique veut que l’individu soit estimé pour lui et en lui. La froideur du Nord adopte l’examen universel. La femme introduit dans les arts sa finesse active et ses passions observatrices. Qu’il soit sorti de là toute une littérature à peine entrevue des anciens, est-ce merveille ? une poésie, une philosophie, une fiction dans lesquelles l’homme est considéré comme jouant un rôle spécial, comme étant à lui seul un monde ! Rien d’étonnant, si les romans ont passé en revue des millions de fois les conditions humaines et les vices humains. Le moyen-âge était habitué à cette revue. Il les faisait danser avec la Mort ; la danse macabre, c’est la diversité des conditions humaines analysées et nivelées par la mort.

On ne sait pas combien les casuistes chrétiens sont proches parens des romanciers. Dans leur balance sérieuse et comique, ils ont spécifié les cas, quintessencié les vices, et cherché les diversités des choses et des caractères. Le principe chrétien, l’examen de soi-même se retrouve même chez ces romanciers déplorables, casuistes de l’immoralité. N’étaient-ce pas de vrais casuistes que Richardson, Fielding, Smollett, et surtout ce grand Shakspeare, le voyant, le confident, ou plutôt le confesseur de l’humanité entière ? Shakspeare tient par un intime lien au moyen-âge que dominent deux royautés, celle du bouffon qui nivelle les rangs sous la plaisanterie de sa marotte, celle de la mort qui nivelle les hommes sous le sérieux de son sceptre ; deux suzerainetés nées de l’égalité et de l’observation chrétiennes !

Ne repoussez pas ces faits métaphysiques comme étrangers à l’histoire littéraire. Il y a dans une pièce de Shakspeare un brave